LA PRIERE DU CŒUR PAR LE P. MARTIN DE COCHEM
FRÈRE MINEUR CAPUCIN
Traduit de l'Allemand par A. RUGEMER, o. s. c.
CHAPITRE CINQUIEME
DE LA PRIÈRE EN ESPRIT
On peut s'entretenir avec Dieu ou prier de quatre façons
: de bouche, de cœur, on esprit et d'une manière ineffable qui
absorbe toutes les facultés de l'âme et se nomme oraison d'union.
Les Chrétiens sans ferveur prient généralement de bouche
: les commençants dans la vie spirituelle prient de cœur; ceux
qui sont plus avancés prient en esprit, c'est-à-dire sans le
secours de paroles intérieures ou extérieures, mais par de puissants
désirs, par une affectueuse et tranquille contemplation. L'oraison
d'union est le partage des parfaits; c'est une grâce gratuite qui échappe
à toute analyse.
Donc, si quelqu'un s'est exercé à la manière des commençants,
telle que je l'ai expliquée au chapitre précèdent, et
s'il se sent appelé de Dieu à un degré plus élevé,
qu'il quitte la prière de cœur pour prier en esprit. il lui sera
aisé de reconnaître que Dieu l'appelle à ce changement,
quand la prière vocale ne le satisfera plus et qu'il trouvera, au contraire,
beaucoup de facilité à la prière mentale.
A ce degré de contemplation, il faut encore se conduire comme les •débutants
: s'agenouiller en face du Dieu trois fois saint avec la plus profonde humilité,
préparer son âme à l'auguste entretien, se tourner vers
la divine Majesté et la considérer amoureusement. Ce regard
de l'âme veut dire encore : « Mon Dieu, ayez pitié de moi!
Mon Dieu, ne rejetez pas un pauvre pécheur! »
Dieu entend ce langage muet de la contemplation mieux que toutes nos paroles,
car Dieu scrute le fond des âmes! il voit ce que nous voudrions dire,
les œuvres que nous voudrions accomplir. Ce que nous souhaitons, cherchons,
désirons, il le voit, et le sait beaucoup mieux que nous-mêmes;
aussi toute notre prière consiste-t-elle dans les désirs du
cœur, dans la volonté de désirer; les mots importent peu.
Comme ici un cœur bon, une intention sincère, des désirs
ardents suffisent, l'ignorant peut y arriver de même que le savant.
Ainsi donc quand vous voulez prier ou jouir de la présence de Dieu,
fixez le regard de votre âme sur ce Père très bon comme
un mendiant regarde le riche à qui il demande l'aumône; ce regard
lui en dira plus qu'un grand nombre de paroles.
C'est la prière de Marie-Madeleine aux pieds de Jésus : pour
implorer son pardon, elle n'a pas prononcé un mot: l'Evangile raconte
qu'elle a pleuré, soupiré, regardé le Seigneur. Aussi
le pharisien n'a pas compris sa prière et s'est scandalisé,
tandis que Jésus, non content de l'accueillir avec une complaisance
sans pareille, lui pardonnait tous ses crimes et embrasait son cœur d'une
divine charité.
C'est la prière dont David chantait : « Le Seigneur a exaucé
les désirs des pauvres; de ses oreilles il a entendu la préparation
de leur cœur » . Il veut dire : le Seigneur n'exauce pas seulement
la prière articulée de l'homme, mais aussi ses désirs
affectueux, il est attentif à la disposition même du cœur
avant qu'il ne formule sa demande. C'est enfin la prière toute de soupirs
et de saintes ardeurs que l'Esprit-Saint pratique et nous exhorte à
pratiquer, selon cette parole de l'Apôtre : « Le Saint-Esprit
vient en aide à notre faiblesse, car nous ne savons pas prier, et il
prie pour nous avec des gémissements inénarrables » .
En d'autres termes, le Saint-Esprit nous inspire ce que nous devons demander
et comment nous devons le demander : il excite en nous ces soupirs et ces
désirs, afin que nous apprenions à imiter sa propre prière.
S'il vous arrivait néanmoins, de sentir votre cœur distrait, abandonné,
aride, décochez vite une flèche vers le Sacré Cœur
: « Seigneur, hâtez-vous de me secourir! » , ou bien avec
saint Macaire : « Seigneur, ayez pitié de moi, comme vous savez
et comme vous voulez le faire! »
Mais si vous ne pouvez persévérer dans la contemplation et si
le temps s'écoulait en distractions, revenez à la prière
du cœur. Quant aux distractions, il ne faut pas s'en affliger ni s'en
tourmenter; malgré nos efforts, il n'est pas toujours en notre pouvoir
d'y échapper, il suffit qu'elles déplaisent. On s'en détourne
et l'on revient à la contemplation. La faute serait de demeurer sciemment
dans la distraction; ce serait tourner le dos, pour ainsi dire, à Dieu
lui-même, pendant qu'il daigne nous donner audience. Quelle insulte
envers le Maître du ciel et de la terre ! Enfin les âmes arrivées
à la contemplation ne doivent omettre aucun des points marqués
dans les chapitres précédents, sinon les paroles intérieures
remplacées par les désirs affectueux et les soupirs d'amour.
L'essentiel pour ceux qui avancent dans l'oraison, aussi bien que pour les
parfaits, c'est de ne jamais s'écarter de l'humilité, du respect,
de la crainte de Dieu et d'une sincère contrition. Oui, je le répète,
pécheurs ou justes, novices ou maîtres dans la vie spirituelle,
jamais nous ne devons perdre de vue notre misère et nos fautes.
« Mes péchés se sont élevés au-dessus de
ma tête; ils mont accablé comme un lourd fardeau » . Or,
David qui parlait ainsi, s'était rendu coupable de deux crimes seulement
et il n'a cessé de les pleurer. A son exemple, les personnes dévotes
doivent continuellement demander pardon à Dieu, selon l'avis de l'Esprit-Saint
: « Celui qui aime Dieu, demandera la rémission de ses péchés.
— Le juste ouvrira sa bouche dans la prière, il implorera le
pardon de ses transgressions » . Remarquez bien, l'Esprit-Saint ne dit
pas : Le pécheur demandera pardon ; il dit : Le juste et celui qui
aime Dieu. C'est donc une stricte obligation pour les âmes pieuses de
revenir toujours à l'acte de contrition.
La raison en est que personne n'est absolument sûr d'avoir obtenu le
pardon de ses péchés. En serait-il sûr, il y aurait encore
à craindre, puisque l'Esprit-Saint nous dit : « Ne sois pas sans
crainte quant à tes péchés remis » . Aussi David,
malgré l'assurance que le Seigneur a ôte ses péchés,
continue à les pleurer nuit et jour : « J'ai gémi et lavé
mon lit de mes pleurs. — Je reconnais mon iniquité, mon péché
est sans cesse devant moi » . L'apôtre saint Pierre, sainte Marie-Madeleine,
la pécheresse Thaïs et beaucoup d'autres saints nous donnent le
même exemple.
L'histoire rapporte un trait semblable de saint François d'Assise.
Il se Mouvait dans la solitude avec frère Léon. Tout à
coup, le souvenir de ses fautes, qui ne pouvaient être que rares et
légères, l'occupa si vivement qu'il se mit à crier :
« O François, tu as commis tant de péchés dans
le monde, que tu mérites bien l'enfer! — O François, tu
as infligé à ton Dieu des injures si graves et si multipliées,
que tu es digne de l'éternelle malédiction! — O mon Dieu,
Seigneur du ciel et de la terre, mes iniquités s'élèvent
contre moi; je mérite d'être exclu de votre gloire et condamné
au feu éternel! — Misérable François, pourras-tu
bien obtenir le pardon de ce Dieu offensé? Ingrat, trouveras-tu miséricorde
auprès de lui? »
Le séraphique Père accompagnait ses paroles de soupirs, de sanglots
et de larmes; on l'eût cru le dernier des criminels. Cependant le frère
Léon, éclairé d'une lumière surnaturelle, If rassurait
sur tous les points et lui promettait la vie éternelle.
« L'homme vraiment raisonnable, dit saint Ambroise, a toujours ses fautes
devant les yeux et quand il prie, son péché frappe à
la porte je sa conscience. » Saint Jean Chrysostome ajoute : «
Rien de plus ancien ni de plus «site au monde que la méditation
du péché. Demander la miséricorde, implorer le pardon,
a toujours été la voie la plus sûre pour arriver à
la perfection. »
Suivez cette voie, ô Chrétien, qui que vous soyez, ecclésiastique
ou séculier, docte ou ignorant, novice dans l'oraison, déjà
avancé en sainteté, ou même parfait; je vous le dis :
ne cessez jamais de pleurer vos péchés passés.
Que diront de ce conseil ceux qui, à peine échappés au
monde, à peine arrachés au vice, entrant à peine dans
le sentier de la vertu, oublient déjà leurs inclinations perverses
aussi bien que leurs péchés, et, oubliant en même temps
la crainte du juste Juge, vivent tranquilles comme s'ils n'avaient jamais
transgressé la loi?
Gerson raconte avoir vu des hommes qui ne pouvaient souffrir le souvenir de
leurs péchés ni les exhortations à la pénitence.
Ils prétendaient que ces sortes d'exercices étaient bons seulement
pour les mondains et les grands pécheurs, ou tout au plus pour les
commençants dans l'oraison. Quant à eux, il n'était plus
question que d'exercices sublimes, de ravissements, d'oraison d'union, d'anéantissement
dans l'abîme de la divinité. Beaucoup parmi eux étaient
des ecclésiastiques, prélats élevés en dignités,
riches de toutes sortes de vertus et distingués par l'esprit de prière.
Mais parce qu'ils rejetaient la connaissance d'eux-mêmes et le souvenir
de leurs péchés, souvenir qui nous maintient dans l'humilité
et la crainte de Dieu, ils tombèrent, peu à peu, dans une très
grande confiance en eux-mêmes, se laissèrent tromper par le démon
et se perdirent.
Evitez leur malheur; persévérez dans le souvenir de vos péchés
et enfoncez-vous de plus en plus dans l'humilité. Tenez aussi pour
certain que vous n'aurez médité utilement, progressé
dans l'oraison, la vie spirituelle et la complaisance du Seigneur qu'autant
que vous serez plus humble à la fin de votre prière. Oui, le
signe assuré d'une prière vraiment sainte, la preuve que Dieu
a opéré un bien dans votre âme, c'est l'accroissement
et la perfection de l'humilité.
On ne doit pas s'imaginer que la méthode que nous proposons soit trop
simple pour les parfaits ou incapables d'élever les âmes à
l'état de perfection. Au contraire : quiconque l'emploiera avec constance,
passera presque sans s'en apercevoir d'un degré d'oraison à
l'autre et arrivera, comme naturellement, au plus élevé. Cette
méthode, en effet, supprime l'écueil qui empêche tant
d'âmes d'arriver par une autre méthode ou par une autre voie
au plus haut degré de la contemplation et de la vie spirituelle. Car
il arrive malheureusement que beaucoup de personnes s'attachent aux opérations
naturelles de leur propre entendement, qu'elles prennent pour des opérations
divines, et, qu'y trouvant une satisfaction, un contentement d'elles-mêmes
et de leur état, elles ne se mettent pas en peine d'aller plus loin.
Notre méthode, par sa simplicité même, met à l'abri
de cet écueil.
Comme le premier degré d'oraison consiste dans l'entretien cœur
à cœur avec Dieu, le second à converser avec lui par un
regard amoureux de l'âme et de tendres aspirations : le troisième
consiste dans la pure pensée et le souvenir de Dieu. Cette pensée
et ce souvenir ne doivent pas être naturels, mais procéder d'une
opération divine par laquelle l'âme, au moment où cette
opération se produit, est mise en parfaite jouissance de Dieu. Elle
n'a alors d'autre effort à faire que de se maintenir le plus longtemps
possible dans cette pensée et ce souvenir, contemplant son Dieu par
la foi, d'une manière intime, et s'unissant à lui très
étroitement.
Je ne m'occuperai pas de ce troisième degré ou oraison d'union,
de peur d'être l'aveugle qui conduit l'autre aveugle et que nous ne
tombions ensemble dans le précipice. Si une âme était
avancée jusqu'à ce point qu'elle n'offrit plus aucun obstacle
à l'action divine, et que cela lui fût utile, Dieu l'introduirait
pour ainsi dire de sa propre main dans cet état. Mais si l'âme
malgré ses efforts, demeure toute la vie dans un état d'oraison
inférieur à celle des parfaits, qu'elle remercie Dieu de la
grâce de persévérance qui lui a été accordée
et qu'elle ne mette en doute ni la miséricorde de Dieu envers elle,
ni son amour.