[...] Et
se pose évidemment le problème : quels sont les buts que
poursuit la musique liturgique ? Et quels sont-ils "techniquement"?
Car il s'agit d'une technique, je le rappelle, et c'est un domaine que
j'ai soigneusement analysé et dont j'ai rétabli les points
d'application. Il faut les connaître.
"Premièrement : le chant doit exprimer
aussi directement que possible le cri de l'homme vers Dieu. Saint
Paul dit : "L'Esprit-Saint s'écrie en vous : Abba Père
!" Donc avant tout, il faut que rien ne s'intercale entre nous
et Dieu. C'est le premier principe de la musique liturgique... si elle
existe comme telle. C'est pour cette raison que l'Église orthodoxe
n'a jamais voulu d'instruments dans le culte. Le chant est l'expression
du souffle, synonyme de l'esprit. On a beau faire, on a beau écrire
une musique instrumentale aussi dépouillée que possible,
elle sera toujours un écran entre le priant et Dieu. Or c'est
là le mystère chrétien, que rien d'extérieur
ne doit, jusqu'au bout, définir notre attitude intérieure,
et nous devons lutter dans ce sens.
"Secundo : le chant liturgique ne doit pas
créer une "atmosphère de prière", mais
dans la mesure du possible, il doit rendre l'homme disponible à
l'action de la grâce divine. Tout ce qui est fait dans
ce sens est bon. Tout ce qui est fait pour violer la conscience de l'hom-me
est mauvais, même si on le viole dans le sens du devenir chrétien.
C'est extrêmement important ! Vous souriez, et moi-même,
je souris... C'est un paradoxe, mais on ne peut pas obliger l'homme
à ne pas être ce qu'il est. Évidemment on peut l'appeler
à être hypocrite. Cela, tout le monde le fait, nous sommes
tous ... un peu, des hypocrites. Mais l'art liturgique musical véritable
a toujours essayé de ne pas être violateur et quand il
a commencé à l'être, il s'est dégradé.
Il est devenu l'art "civil", l'art profane qui est une chose
excellente, mais qui est autre chose. L'art dit "sacré"
n'est pas liturgique.
"Troisièmement : le chant liturgique
doit soutenir et sanctifier le mot. Le mot en lui-même,
s'il est simplement prononcé, n'a pas assez de force. Dès
le début, par les Pères et par les Apôtres, nous
avons à ce sujet des témoignages des premiers siècles
: le mot était prononcé de façon musicale pour
lui donner plus de poids. Quand je vous parle, je parle en tant que
"moi". Je prends toutes les précautions pour ne pas
être professoral, toutes les précautions... Et je bafouille
quand il ne faut pas bafouiller... mais je reste quand même persuasif
et si je ne suis pas persuasif, je ne suis pas content ! C'est-à-dire
qu'il y a un petit élément de viol. Quand on "parle",
on ne peut pas parler de façon impersonnelle : nous "violons"
la personne qui écoute. Nous déclamons un poème,
et nous déformons la pensée du poète... C'est
pour cela que dès le début, l'Église a obligé
le clergé et les chantres à ne pas lire en parlant, mais
en chantant. Dans le chant, ce côté violateur est
beaucoup moins sensible. Un homme qui chante : "Le Seigneur est
avec vous" reste lui-même, mais par le chant, il est beaucoup
plus le représentant de la tradition qu'il porte, n'est-ce-pas...
Prenons la phrase (et je vous parle) : "Le Christ ressuscité
des morts ne meurt plus, la mort n'a plus d'empire sur lui". Oui,
ça porte..., mais beaucoup moins que si je vous chante, comme
ça : "Le Christ... ressuscité des morts... ne meurt
plus..., la mort n'a plus d'empire sur lui..., et sa mort fut une mort
au péché... une fois pour toutes... et sa vie une vie
pour Dieu...!". Eh bien ! là, la personne de celui qui chante
disparaît. Il est alors le représentant, l'instrument de
la tradition de l'Église, et on l'écoute d'une façon
très différente... Et voilà un exercice très
intéressant à faire : lire un texte à haute voix
sans chantonner. Chacun le lira à sa guise et il le lira mal.
Car s'il le lit bien, il va violer : il va imposer à l'autre
le sens qu'il veut qu'on comprenne, qu'il veut privilégier.
"Donc l'Église a assigné à
sa musique le rôle de sanctifier, de libérer et de donner
son vrai poids à la Parole. C'est un point capital. Maintenant
voyons la technique : c'est la cantilène. C'est-à-dire
qu'il faut s'exercer à cantiler les textes, selon des tons déterminés,
pour qu'ils soient compréhensibles sans violer la conscience
de l'autre. C'est un exercice difficile, il faut le faire. Cela
viendra ! Avec cette génération nous aurons de nouveau
une liturgie organique, ça, j'en suis sûr ! Nos enfants
peut-être ? (non, je n'en ai pas..., c'est vous qui êtes
mes enfants). Déjà je trouve qu'il y a un progrès.
On commence à s'intéresser à ces problèmes.
"Quatrièmement : il y a encore
une chose qu'on oublie très souvent. Évidemment,
la liturgie est une prière, une oeuvre commune, mais la liturgie
est aussi... un jeu ! Il faut dire cela sans aucune réticence
et sans aucune honte. Nous sommes, là, des enfants qui jouons
devant leur Père. C'est un jeu sacré... Si on oublie cela,
la liturgie devient ennuyeuse ! Mais il ne faut pas oublier qui est
l'acteur et qui est l'auditeur. C'est nous tous, clergé, choeur
et peuple royal inclus, qui sommes les acteurs, et c'est Dieu qui est
spectateur. C'est un jeu, sinon comment expliquer autrement pourquoi
on porte des chasubles, pourquoi on transporte des cierges ? Si ce n'est
pas un jeu, ça paraît idiot ! Il y a d'ailleurs des gens,
ceux qui ne sont pas chrétiens et même des chrétiens,
qui le disent... L'homme de type protestant demande : "Mais pourquoi
faites-vous cela ?" La réponse : "Nous jouons ensemble
devant notre Père comme jouent les enfants. Parmi nous, personne
n'est spectateur... Dès que s'introduit la séparation
entre celui qui exécute et celui qui écoute, il y a quelque
chose de faux. Parce que celui qui écoute, quand il est vraiment
dans ce jeu commun, il joue et écoute en même temps".
"La liturgie est tellement bien construite que chacun y a son rôle
précis. Et c'est la même chose dans l'icône où
tout est précis. Il n'y a rien de vague dans la liturgie chrétienne.
"Rabbouni !" C'est Son enseignement, un enseignement précis
sans être crispé. Parce que c'est dans la précision
qu'on trouve la liberté. Dans l'imprécision, il n'y a
pas de liberté, nous somme sujets à des pulsions presque
instinctives... et ce n'est pas la liberté ! La liberté,
c'est toujours d'avoir la possibilité de choisir. On ne peut
choisir que quand on a devant soi des choses précises. Dans le
vague, on n'est jamais libre.
"Donc, nous jouons ... Mais quel jeu ? Comme on dit maintenant,
c'est un jeu instructif, pédagogique. Le mot "jeu"
est peut-être très mauvais, mais c'est un fait : nous jouons
à assimiler la doctrine ! Parce qu'au fond, nous n'assimilons
pas tout du premier coup... mais du fait que nous jouons à assimiler,
c'est déjà beaucoup. On assimile quand même, peu
à peu. Pourquoi les enfants jouent-ils ? Ils assimilent les règles
de la vie... Les enfants jouent beaucoup moins maintenant, c'est dommage.
Même les jeunes animaux, quand ils jouent entre eux, ils ap prennent
à vivre, n'est-ce-pas ? C'est pour ce rôle instructif de
la liturgie que l'Église donne une telle importance au mot prononcé-chanté.
"C'est par le mot chanté, répété
d'année en année, qu'on commence à comprendre l'enseignement
qui devient alors organiquement assimilé comme une nourriture.
On mange le pain et on boit le vin, Corps et Sang de même la Parole
qu'on entend doit être "mastiquée" pour être
assimilée. Il faut tenir compte de cela aussi dans la musique
liturgique. Il faut que la musique liturgique
- le chant liturgique - puisse servir de méthode d'enseignement.
"Sur le plan technique : il y a toujours un choeur et une assemblée.
Dans une grande église orthodoxe, on avait deux choeurs. Il faut
aménager la possibilité d'écouter, et la musique
véritablement liturgique est toujours écrite de façon
qu'à certains moments, même les chantres puissent se taire
pour écouter. Dans l'idéal, on devrait arriver à
avoir deux choeurs... Deux choeurs et l'assemblée pour que le
"sacrement de l'écoute" soit accompli avec sérieux.
Parce que nous, les choristes, nous n'écoutons pas..., nous n'avons
pas le temps, il y a la musique à regarder sur le pupitre, et
ça, c'est très mauvais ! Il faut arriver à savoir
les chants par coeur. Et dès que les choristes sont assez nombreux,
il faut les expulser dans l'assemblée. Moi-même, j'y vais
très souvent, Madeleine y va toujours maintenant, et les fidèles
se sentent aidés pour apprendre les chants qui leur sont particulièrement
destinés. Ainsi ils participent beaucoup mieux par l'écoute
et le chant.
"Une des règles techniques auxquelles doit obéir
le compositeur-liturgiste est donc de favoriser l'écoute. Bon
! Mais il y a d'autres règles pour l'aider dans sa tâche.
Pour finir on peut en dire quelques mots. En général les
Pères qui écrivaient des hymnes, qui écrivaient
des textes, ils composaient en même temps la musique. Le divorce
entre compositeurs et poètes date du XIVème siècle
en Occident. Guillaume de Machaut a été le dernier poète-musicien.
En Orient, c'est un peu plus tôt, vers le Xème siècle,
qu'on a commencé à écrire de nouvelles stychères,
de nouvelles strophes qu'on chantait sur de la musique déjà
composée. Mais en principe, paroles et musique doivent être
organiquement liées.
extrait d'une causerie : Chant liturgique et icône 1981