Un
seul Christ et une seule Eglise universelle
Père
Matta El Maskine
Dans
une époque comme la nôtre, entachée d'esprit sectaire,
nous avons vite fait de penser que les mots du Credo : Nous croyons
en une seule Eglise universelle se réfèrent au type d'unité
qu'on trouve dans la confession (ou la communauté) à laquelle
appartient tel ou tel chrétien, qu'il soit orthodoxe, catholique
romain ou protestant. Le concept d'universalité est influencé
par celui d'une unité marquée de sectarisme. Un croyant
orthodoxe affirmera que l'unité de l'Eglise réside purement
et simplement dans l'Orthodoxie et que l'universalité n'englobe
que les orthodoxes qui se trouvent dans le monde entier. Un catholique
et un protestant feront pour leur part des affirmations similaires.
Ainsi chaque chrétien se forge une idée théologique
de la nature de l'Eglise telle que son unité semble enfermée
dans les frontières de sa propre confession, et que son universalité
n'est plus alors qu'un aspect spatial de l'Eglise, dans les limites
définies par le dogme.
Une vision aussi étroite qui s'accroche fanatiquement à
des habitudes mentales et à l'esprit de clocher fait perdre de
vue la réalité de la nature infinie de l'Eglise, qui dépasse
aussi bien la pensée de l'homme que tout son univers terrestre.
L'Eglise est bien plus grande que l'homme ! Elle est même plus
grande que les cieux et la terre, car l'homme n'a jamais rempli l'Eglise
et ne la remplira jamais, même si le monde entier avec toutes
ses structures, toutes ses croyances passées et futures était
sauvé. Car le seul qui remplit l'Eglise, c'est le Christ. Car
il est luimême la plénitude parfaite qui seule peut remplir
tout en tout (Ep 1,23): l'homme, son intelligence, le temps et l'espace
! Le monde entier, les cieux et la terre ne peuvent contenir l'Eglise.
Tout au contraire, c'est l'Eglise qui contient largement la terre et
les cieux de l'homme. L'Eglise est la nouvelle création (2 Co
5,17), le ciel nouveau et la terre nouvelle (Ap 21,1), l'homme nouveau
(Ep 4,24). Les cieux anciens et la terre ancienne sont engloutis dans
la nouvelle création, comme s'ils n'existaient plus (bien qu'ils
existent encore). De même la mort est engloutie (1 Co 15,54) dans
la vie, de sorte qu'elle ne domine plus; et ce qui est corruptible est
englouti dans ce qui est incorruptible. Tout devient nouveau, vivant,
éternel et pur. Le nouveau ici, c'est ce qui appartient au TOUT
INALTÉRABLE ET INFINI, tandis que l'ancien est ce qui est partiel,
qui périt nécessairement, à cause de sa nature
essentiellement changeante.
Aussi l'Eglise, de par son caractère universel, est-elle plus
grande que l'homme, que ses concepts, ses structures et ses dogmes ;
plus grande que le monde, avec ses immenses virtualités, que
la terre avec toute son entropie, que tous les événements
temporels du premier jusqu'au dernier.
L'Eglise est la nouvelle Totalité. Cet aspect de totalité,
ici, lui vient de la nature du Christ - dont l'Eglise a été
formée - car cette nature inclut tout ce qui appartient à
l'homme et à Dieu, par l'Incarnation.
L'Eglise est donc «totale», ou en d'autres termes «universelle»,
«catholique», dans la mesure où elle recueille ensemble,
dans le Corps du Christ qui la remplit, tout ce qui appartient à
l'homme et tout ce qui appartient à Dieu, en une unique entité,
à la fois visible et invisible, finie et infinie, une existence
limitée par le temps et l'espace en même temps qu'éternelle
et surnaturelle.
Le mot «catholique» vient du grec kaq (selon) et loz (tout).
Littéralement, il signifie «totalité». Il
s'agit ici d'une «totalité» ultime, qui transcende
toute existence finie. C'est une totalité inaltérable,
infinie, infrangible. C'est une totalité indéfectiblement
UNE, comme la nature même du Christ, sans division, sans confusion
et sans changement.
Telle est l'Eglise, semblable en tout au Christ. De même que le
Christ est un en sa personne ; de même que, de par sa nature,
il embrasse tout dans son existence qui est à la fois temporelle
et éternelle, localisée et dépassant l'espace,
de même l'Eglise est à la fois une et universelle. Quiconque
se trouve dans l'Eglise est nécessairement «un» et
doit être «un» en raison de la catholicité
de l'Eglise, autrement dit, en raison de sa capacité divine,
reçue du Christ, d'unir l'homme tout entier en Dieu. Qui est
en Christ est de Dieu et est «un» en Dieu.
L'Eglise réalise cette catholicité par les sacrements,
car, par les sacrements, tous les fidèles sont unis entre eux,
unis dans le corps mystique du Christ, devenant ainsi tous ensemble
un seul corps et un seul esprit, accédant ainsi à la nature
de l'Eglise une et universelle. Le corps du Christ dans l'Eglise est
le secret de sa catholicité. Sa personne unique est le secret
de son unicité.
Si les fidèles dans l'Eglise ne parviennent pas à l'unité
de coeur et d'esprit par la communion au Corps unique, s'ils ne parviennent
pas à l'amour unifiant que dispense la personne du Christ qui
règne sur tout, les sacrements ne représentent plus que
des rites formels et c'est cela qui prépare la discorde intellectuelle
et dogmatique. Le formalisme sacramentel ou dogmatique est incompatible
avec la réalité du Corps unique et qui contient tout,
qui donne la vie à tous ceux qui s'en nourrissent et les fait
devenir «un» en lui. Dans l'Eglise, le Corps du Christ est
source de vie et d'unification. Il est vivant et vivifiant, il est capable
de faire tomber toutes sortes de barrières créées
par le temps et l'espace, par l'intellect et les instincts de l'homme,
qu'il s'agisse de barrières sociales (il n'y a plus en Christ
ni esclave, ni homme libre), raciales ou culturelles (ni juif, ni grec,
ni barbare), sexuelles (ni homme, ni femme (Ga 3,28)). Le corps mystique
du Christ est dans l'Eglise source de la puissance qui la rend capable
de tout rassembler et unir dans sa propre nature catholique et unique.
L'Eglise est la nouvelle création. Adam était la «tête»
de la première création humaine, l'être unique dont
étaient issus les peuples, les races, les classes, les individus
de l'humanité. Ainsi le Christ, devenu le second Adam, est la
«tête» de la nouvelle création humaine, l'être
unique dont est issu l'homme nouveau, comme une race unique élue
(la race divine du Christ), comme un peuple justifié (peuple
rassemblé par la justice du Christ, non par sa propre justice),
comme une nation sainte (1 P 2,9) (née du saint baptême
et non du sein d'une femme).
Le grand secret de la capacité du Christ à unifier races
et peuples, à abolir toutes les barrières qui séparent
les humains (et à réaliser l'universalité de l'Eglise),
c'est qu'il est Dieu incarné, à la fois Fils de Dieu et
Fils de l'homme. La divinité du Christ a permis à son
humanité de dépasser tout racisme, tout nationalisme,
tout particularisme, tout péché et toute mort. Parce que
le Christ était Fils de Dieu, il a pu rassembler l'humanité
dans une filiation unique à l'égard de Dieu. Aussi, quiconque
participe à la chair du Christ voit se dissoudre en lui toutes
sortes de barrières, en même temps que le péché
et la mort. Il est ainsi rendu «un» avec tout homme; il
devient un homme nouveau, une nouvelle créature purifiée
à l'image du Christ et, par conséquent, fils de Dieu à
l'intérieur de l'unique filiation du Christ. Si donc l'Eglise
est catholique, c'est en dépendance de la chair divine du Christ
en tant que celle-ci a le pouvoir de rassembler l'humanité, de
l'unifier en une unique filiation à l'égard de Dieu.
La catholicité de l'Eglise est celle du Christ. C'est la nature
du Christ qui opère, elle qui peut réunir tout à
la fois l'homme avec Dieu et l'homme avec l'homme. En d'autres termes,
l'Eglise, en raison de sa catholicité, s'oppose à toute
discrimination, à toute division, à tout repliement sur
soi et même à tout ce qui provoque la division, d'où
qu'elle vienne, que ce soit de l'intérieur ou de l'extérieur
de l'homme.
Les couleurs, les races, les peuples divisés, le Christ ne les
rassemble pas seulement en une seule façon de penser et en une
seule foi, il les rassemble en un seul Corps au sens fort du terme,
avec tout ce que cela comporte d'intimité, de compréhension
et d'amour. Aussi, l'Eglise, qui est son Corps mystique par le baptême
et l'eucharistie, se trouve être le point de rencontre de toute
l'humanité, le seul point de rencontre pour tous les peuples,
les nations, les races, les langages, les sensibilités, celle
qui dissout toutes les barrières et les désaccords. Ainsi
tous deviennent un seul grand corps pur, un seul esprit d'intimité
et d'amour, un seul homme réconcilié qui a pour tête
le Christ, qui assume tout ce que chaque race, chaque peuple, chaque
couleur, chaque langage possède comme privilèges et comme
talents, mais sans que cela entraîne division, ni dispute ou discrimination.
Voilà exactement ce que signifie la «catholicité»
de l'Eglise.
Pourquoi alors l'Eglise n'a-t-elle pas encore pleinement réalisé
cette catholicité - ou plutôt pourquoi ne vit-elle pas
encore pleinement dans le monde selon sa nature catholique, qui devrait
être l'essence de sa vie en Christ, la manifestation de sa puissance,
le secret de sa perfection, de son intégrité divine? La
raison est simple et évidente. Elle n'a pas encore perçu
ses concepts divins dans leur pureté, dans leur dimension surnaturelle
qui dépasse toute logique et toute intelligence humaines. Autrement
dit ses concepts sont encore liés à des interprétations,
à des raisonnements philosophiques qui l'empêchent de percevoir
clairement «la nature catholique du Christ», son pouvoir
transcendant de totale réconciliation, son pouvoir d'unifier
les natures différentes d'une manière qui dépasse
les capacités de chacune d'entre elles et qui ne se limite pas
aux idées, aux principes et aux dogmes, pouvoir qui trouve sa
source dans le pardon, dans la purification, la justification et même
la sanctification de tout homme par le sang du Christ, qui peut racheter
les péchés du monde entier. On pourrait dire que l'Eglise
n'a pas encore découvert l'étendue du pouvoir inhérent
au sang du Christ, tout ce que peut opérer sa chair, la profondeur
de son amour et de sa justice.
Il est évident que les définitions théologiques
qui ont été à l'origine des schismes sont, en elles-mêmes,
impeccables. Les problèmes se trouvent dans la manière
de les interpréter et de les approfondir. Ici, l'homme a approché
la nature divine de Dieu, simple et limpide, avec l'esprit et les pensées
d'Adam, non ceux du Christ. Là les divisions sont une conséquence
inévitable de la nature divisée d'Adam. Les divisions,
qui se manifestent dans la manière dont nous envisageons, dont
nous percevons le Christ, n'ont rien à voir avec la personne
du Christ-, avec sa nature qui est universelle, mais elles résultent
de la division qui a affecté la nature humaine, une nature blessée
par le péché, empoisonnée parla haine, le soupçon,
le malentendu, la vanité et les dissensions. Les schismes qui
déchirent l'Eglise n'ont pas leur origine dans l'Eglise, mais
dans l'incapacité de l'homme à percevoir, à saisir,
à comprendre la réalité du Christ et de l'Eglise.
Nous voyons donc que, chaque fois que nous divergeons au sujet de la
nature du Christ ou de l'Eglise, c'est un signe que nous avons envisagé
les réalités divines, théologiques, avec un esprit
humain, selon le vieil homme et par conséquent, en fait, de façon
non théologique. Chacun des schismes qui est intervenu dans l'Eglise
nous avertit qu'en ce point, l'homme a abordé les problèmes
de l'Eglise de façon ethnocentrique, raciale (ce qui ne peut
mener qu'à la division), au lieu de le faire dans un esprit d'Eglise,
un esprit «catholique» (qui unit).
Ce n'est que pour l'homme vraiment nouveau, l'homme qui a la pensée
du Christ, que le Christ sera Un, qu'il ne sera pas divisé (1
Co 1,13), ni source de division ou de discorde. Ce n'est que pour cet
homme nouveau, qui a accueilli en profondeur la nature du Christ, que
l'Eglise sera vraiment une dans le monde entier, unique et catholique,
ouverte à tous, orthodoxe dans toute sa pensée, sans sectarisme
ni germe de division.
Ce n'est que lorsque chacun renonce totalement à sa propre volonté
que peut apparaître la seule volonté du Christ. Lorsque
chacun renie ses passions, ses haines, soumet son corps et son esprit
à l'oeuvre de l'Esprit Saint, alors, et alors seulement, le Corps
mystique du Christ est manifesté et agit au sein de l'Eglise
pour rassembler les coeurs, les principes et les idées. Lorsque
chacun soumet pour de bon sa vie au Christ, alors, et alors seulement,
la vie du Christ se manifeste dans l'Eglise et l'Esprit Saint se répand
en elle en plénitude.
Quand, à l'intérieur de l'Eglise, chaque personne se soumettra
spirituellement à Dieu, avec fidélité et sincérité,
par un vif repentir, quand chaque Eglise se soumettra ainsi d'une soumission
spirituelle, fidèle, sincère, pleine d'un vif repentir,
alors l'Eglise sera rendue Une par la grâce de Dieu, les Eglises
s'uniront par la puissance de l'Esprit Saint et le Christ sera le seul
berger de l'unique troupeau, le menant lui-même par son Esprit
et devenant pour lui source de sa catholicité et de son unicité.
L'Eglise n'est-elle pas manifestation de l'Incarnation du Christ sur
la terre, continuée à travers l'histoire? En son sein,
les fidèles forment la nouvelle nature humaine, glorifiée
dans la personne du Christ, en qui elle est adoptée par Dieu.
Un
seul Christ et une seule Eglise universelle
Comment
le Christ sera-t-il manifesté dans l'Eglise, sinon par l'unité
des pensées, des désirs et des volontés, par un
même sentiment de l'unité profonde, humaine et spirituelle,
qui existe entre les enfants du Dieu unique, ceux qui ne sont nés
ni du sang, ni de la volonté de la chair, ni de la volonté
de l'homme, mais de Dieu (Jn 1,13)?
Comment témoigner devant le monde que Dieu est un, sinon par
l'unité de ceux qui sont nés de Lui?
Comment le monde pourra-t-il croire que Jésus Christ est le Fils
unique de Dieu, sinon dans la mesure où seront fils ensemble
ceux qui croient en lui, dans la mesure où seront « un
» ceux qui sont nés de Dieu par sa mort pour eux sur la
croix et sa résurrection où il les entraîne, qui
se sont maintenant unis à son corps, à son sang et à
son Esprit, et qui, par conséquent, sont tous devenus membres
d'un même Corps?
N'est-il pas évident que l'universalité et l'unité
de l'Eglise constituent toute la théologie, qu'elles sont la
preuve de l'existence du Christ et de son action, la réalisation
de la nouvelle naissance dans l'eau et le Saint Esprit, reçue
du ciel par l'homme?
Les déficiences que nous constatons dans les différentes
Eglises en ce qui concerne l'universalité et l'unité de
l'Eglise exigent de nous, non que nous reconsidérions notre théologie,
car notre théologie est correcte et fidèle, mais que nous
nous mettions nous-mêmes en question à la lumière
de cette théologie, pour que nous puissions corriger notre vision
de Dieu, le seul Père de toute l'humanité, et notre vision
du Christ, comme seul sauveur et seul rédempteur de tous ceux
qui appellent son Nom (Ac 2,21; Rm 10,13), lui qui a ramené,
sans discriminations, l'humanité entière à l'adoption
filiale, pour que nous puissions enfin corriger notre amour pour l'homme,
- pour tout homme - comme étant indiscutablement notre frère,
quand bien même il nous manifesterait son hostilité et
nous tendrait des pièges mortels.
Il ne faudrait pour autant pas perdre de vue que ce qui nous pousse
à rechercher cette catholicité et cette unité de
l'Eglise, ce n'est pas simplement un zèle théologique,
ou l'idéalisme, ni même un remords de conscience. Ce doit
être notre foi, notre amour, c'est-à-dire la nouveauté
de notre nouvelle naissance, qui vient du ciel et que nous ne pouvons
réellement vivre en dehors de la catholicité et de l'unité
de l'Eglise.
L'homme
nouveau ne peut aucunement vivre comme «une partie» séparée
des autres parties, encore moins dans l'hostilité ou la haine
à leur égard. L'homme nouveau ne peut être qu'un
«Tout», il ne peut être que «Un», car
il est d'une nature catholique et d'un Père qui est Un. La nouvelle
nature une reçue à la naissance par chacun dans l'Eglise
est celle qui fait que tous sont Un (Ga 3,28 et Jn 17,21) par la grâce
et l'Esprit. L'amour impose son autorité divine et universelle.
L'unique paternité du Père imprègne ceux qui sont
nés de lui, à l'image du Christ, le Fils unique.
L'Eglise est donc catholique parce qu'elle est le corps du Christ immolé
par amour pour le monde ENTIER, qui rassemble en lui toutes choses (Ep
1,10).
L'Eglise est une parce qu'elle est la demeure qu'on ne peut briser,
celle du Père.
Et maintenant, nous attendons avec une grande impatience, dans la prière
et les larmes, avec la sensibilité de l'homme nouveau, que se
réalisent la catholicité et l'unité de l'Eglise
dans le monde entier.
Père Matta El Meskyne
Père Matta est le Père Spirituel du Monastère Saint-Macaire
dans le désert de Scété en Egypte.
Article publié en arabe, en 1972, dans la revue Al-Nour (La Lumière),
éditée au Liban par le Mouvement de la Jeunesse Orthodoxe.