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Le NOTRE PERE

par le diacre Marc Ménestret

Je remercie chaleureusement ma chère épouse Françoise, qui m’a d’abord offert le temps de rédiger ce travail et a, ensuite, eu la patience de le relire attentivement pour en relever et corriger les fautes.

1- UNE PRIERE DIVINE

* Perle précieuse de la tradition chrétienne et de la spiritualité humaine

Il me paraît essentiel dès le départ de prendre conscience d’une chose fondamentale : cette prière n’est pas une création de l’homme mais elle a été donnée par le Fils unique de Dieu, le Verbe divin.
Cette prière sort de la pensée, du cœur et de la bouche du Verbe incarné.
Elle est donc un reflet de sa propre prière, de sa relation intense avec le Père.
Rappelons-nous ces paroles de Jésus rapportées par St Jean:
« Je suis dans le Père et le Père est en moi…Moi et le Père nous sommes un…Nul ne vient au Père que par moi » (Jean 10, 30 et 38 - 14, 6)
En récitant le Notre Père, nous recevons, dans le Souffle de l’Esprit Saint, la grâce d’entrer dans la relation intime du Fils et du Père.

* Cette prière a plus que probablement été formulée par Jésus en hébreu qui était la langue sacrée. Peut-être aussi en araméen la langue parlée par le Christ.
Mais ni les textes hébreux ou araméen ne nous sont parvenus puisque les évangiles dont nous disposons sont écrits en grec.
Ce qui suscite des problèmes de traduction et ouvre le champ à diverses interprétations des mots employés (Ciel, Nom, sanctifié, Pain, offenses…).
Nous les relèverons au passage s’ils (elles) sont utiles à notre compréhension des diverses mots de la prière.
Notons aussi que la forme grecque de cette prière est un véritable poème sacré car elle est écrite sous forme d’assonance et de rimes.

Ainsi, le début de la prière (grec écrit phonétiquement):
Pater émon o ev tois ouranois
Aguiastétau to onoma sou
Eltetau é basiléia sou
Guénétau to théléma sou

* Le Notre Père est une prière simple en apparence, mais dont le sens est loin d’être évident comme le montrent les nombreuses traductions et commentaires qu’elle a suscités depuis des siècles.
Mais n’est-ce pas le propre de tout texte sacré : sous une apparence simple se découvre des profondeurs qui nous invitent à accueillir humblement en nous le mystère… ?

«  Le Notre Père est la prière des prières, la plus proche et la plus difficile. Admettons un instant que l’Ecriture sainte ou l’enseignement spirituel d’une prière telle que le Notre Père se livre pleinement, que tout y soit aisé, sans matière à discussion, qu’adviendra-t-il à l’âme humaine ? Elle s’installera dans cette compréhension comme dans un fauteuil…et la mort survient précisément lorsque l’homme a trouvé le confort » (Mgr Jean de St Denis)

* Cette prière sublime est celle de Notre Seigneur Lui-même.
Elle témoigne de sa relation intime avec Son Père et Notre Père et aussi de sa connaissance profonde de l’âme humaine et de nos besoins spirituels essentiels.

« La prière prend dans la bouche de Jésus une portée unique. Elle émane d’une relation jamais égalée entre Dieu et l’homme par la grâce de l’union hypostatique. Jésus appelle Dieu son Père comme jamais il n’avait été possible de le faire avant Lui…Si nous disons « Notre Père », Jésus est le seul à pouvoir dire absolument Mon Père. Dans un acte d’adoration parfaite et l’offrande totale de Lui-même, Il fait monter vers son Père la prière la plus excellente tant dans la forme, le fond, que dans la disposition intérieure de sublime union à la divinité.
Toutes les fois que nous prions le Pater, il faut nous unir à ce premier Pater et tendre, par la grâce, à le réciter avec les dispositions intérieures du Seigneur Jésus qui demeurera pour toujours le modèle des priants » (Philippe Marie Airaud : Notre Père – site Képhas))

Cette prière est donc avant tout un enseignement divin, au même titre que les paraboles, le discours sur la Montagne, et toutes les Paroles de vie du Christ.
Elle peut être comparée à une échelle que l’on peut descendre (mouvement des cieux vers la terre et même l’enfer), ou monter selon qu’on l’aborde à l’endroit (c’est la version des évangiles) ou à l’envers (c’est la progression préconisée de manière pédagogique par certains : on part alors de la libération de l’emprise de Satan pour monter, échelon par échelon, vers le Père en passant par l’Esprit (le règne) et le Christ (le Nom).

Le Notre Père est en soi un chemin spirituel que nous sommes invités à parcourir (dans les deux sens) et surtout à vivre, à incarner dans notre quotidien.

« Nous n’avons pas d’autre guide vers la vie éternelle, la vie divine, la béatitude, que la vie du Christ, l’enseignement du Christ, la Passion du Christ, la Prière du Christ…Le Pater à nous enseigné par le Christ, est la plus vraie des prières, la plus complètement et parfaitement juste et agréable à Dieu, celle dont la flamme doit toujours brûler en nous » (Raïssa Maritain - Notes sur le Pater p. 153 et svtes)

Cet enseignement contenu dans la prière nous révèle quels sont les vrais besoins de l’homme et aussi qui est Dieu et comment Il désire qu’on le prie.

« Seul Dieu peut nous fait connaître Dieu »
écrit avec justesse Paul Evdokimov (L’amour fou de Dieu p.55)

La prière du Seigneur nous révèle aussi quel le projet de Dieu pour l’homme :
- l’avènement du Royaume, la synergie des deux volontés divine et humaine, la demande ardente du Pain de Vie, le Pardon des offenses, la victoire sur la tentation pour rester orienté dans l’axe divino-humain, la libération des pièges du Malin…

« L’oraison dominicale est vraiment l’abrégé de tout l’Evangile…Quoi d’étonnant à cela ? Dieu seul a pu nous apprendre comment Il voulait qu’on le prie. C’est Lui qui choisit les mots de la prière, l’anime de son Esprit, au moment où elle sort de sa bouche, et lui communique la grâce de nous transporter au ciel en touchant le cœur du Père par les Paroles de son Fils » (Tertullien – De la prière 2 et 9)

« Le Notre Père est un don de Dieu ! Qui peut en effet trouver les mots à la hauteur de Dieu sinon Dieu ? Qui voit assez clair pour demander à Dieu ce qu’il faut, sinon Dieu ? » (Daniel Bourguet , Approches du Notre Père, page 27)

* Cette origine divine de la Prière implique aussi qu’elle est complète, totale. Rien d’essentiel n’y manque.

« Si tu parcours toutes les formules des prières sacrées, tu ne trouveras rien, je crois, qui ne soit contenu dans cette prière du Seigneur et n’y trouve sa
conclusion. » St Augustin)

St Maxime le Confesseur, de manière très synthétique, condense toutes les demandes en une phrase dont chaque mot vaut son pesant d’or, car chaque expression recouvre des réalités insondables. Il écrit trouver dans le Notre Père… :

« La théologie, la filiation dans la grâce, l’égalité d’honneur avec les anges, la participation à la vie éternelle, le rétablissement de la nature (humaine) rendue à elle-même dans l’impassibilité et l’assentiment, l’abolition de la loi du péché et la destruction de la tyrannie du Malin » (Philocalie, t.6 édit. Bellefontaine 1985)

La théologie ?
Parce que cette prière est une révélation trinitaire, et en particulier de la paternité de Dieu et de sa relation intense avec le Fils.
La filiation dans la grâce ?
Parce que Jésus nous révèle notre propre filiation divine dans la grâce que dispense l’Esprit saint venant du Père et communiqué par le Fils.
L’égalité d’honneur avec les anges ?
Parce que la prière des anges et des saints qui, dans les cieux, louent sans cesse le Seigneur, devient aussi sur la terre des hommes.
Le rétablissement de la nature humaine rendue à elle-même ? 
Parce que nous découvrons notre véritable nature de fils de Dieu, créés à l’Image de du Dieu trinitaire.
Dans l’impassibilité et l’assentiment ?
Parce que quand nous accordons notre volonté à celle du Père nous renonçons à vivre pour nous-mêmes et à l’agitation des passions qui nous hantent.
L’abolition de la loi du péché ?
Parce que la prière est un élan vital vers la Source de Vie dont le péché nous avait détourné.
La destruction de la tyrannie du Malin ?
Parce que nous cessons de nous laisser tromper par le Prince de ce monde pour nous accueillir en nous le Royaume de Dieu.

* La prière est donc bien plus riche qu’une lecture superficielle (et l’usure de l’habitude, la distraction) ne le laisse(nt) apparaître.
Comme une mer, elle est traversée de plusieurs courants, qui ne sont pas contraires mais se complètent et conjuguent leurs énergies pour donner à la prière sa plénitude, englobant le ciel, la terre et l’enfer, le divin, l’angélique et l’humain.
La prière contient ainsi :
- un mouvement descendant des sphères célestes à notre terre, voire à nos enfers, de Dieu le Père à Satan.
- un mouvement ascendant, si nous partons de la fin et grimpons comme une échelle des enfers vers le ciel. Ce chemin nous mène de la condition d’esclave (prisonnier de Satan) à celle de Fils de Dieu communautaire.
C’est le chemin proposé par Mgr Antoine Bloom (« Prière vivante ») et le frère ALain Noël (« Le Notre Père échelle de salut »).
- un mouvement communautaire : qui part de celui qui prie (dans sa chambre intérieure) vers la fraternité des hommes en prière.

* Il est aussi important de nous rappeler les circonstances dans lesquelles cette prière a été transmise par Jésus à ses disciples.
St Luc (11, 1) nous rapporte qu’un de ses disciples, ayant vu prier Jésus, lui demanda :

« Seigneur apprends-nous à prier »

Cette demande est déjà une magnifique prière en soi. Le disciple s’adresse à Jésus comme à Dieu en l’appelant « Seigneur », et pas simplement « Maître » (rabbi).
Elle témoigne d’une grande humilité de la part de cet homme resté anonyme (« un parmi les disciples ») que l’on peut supposer être un juif pieux, qui priait donc trois fois par jour, comme le prescrit la tradition juive, et qui, pourtant, reconnaît qu’il ne sait pas réellement prier. Que sa prière ne le comble pas, surtout quand il voit l’intensité de la prière de Jésus lui-même qui, souvent, se retire à l’écart pour parler à Son Père.

Le bien-fondé de cette demande, humble et sincère, est d’ailleurs soulignée par le Christ qui, juste avant de transmettre la prière, dit à ses disciples :

« En priant, ne rabâchez pas comme les païens ; ils pensent que c’est à force de paroles qu’ils seront exaucés. Ne leur ressemblez donc pas car votre Père sait ce dont vous avez besoin avant même que vous le lui demandiez « (Mat 6)

L’humilité de ce disciple suscite la réponse sans détour du Christ et nous ouvre la porte à « la prière des prières » qui va nourrir la foi de l’Eglise pendant des siècles.

Nous pouvons nous aussi demander avec humilité à Dieu de nous apprendre à Le prier vraiment, non du bout des lèvres ou par habitude, mais avec tout notre être, dans un élan du cœur.
Dans la prière du matin de Philarète de Moscou, se trouve un écho de cette demande du disciple :

« Apprends- moi à prier. Prie Toi-même en moi »

Et le Christ va répondre à l’humilité du disciple en dévoilant (chez St Matthieu) l’humilité du Père :

« Quand vous priez ne soyez pas comme les hypocrites, car ils aiment prier debout dans les synagogues et les carrefours, afin de se montrer aux hommes…Toi, quand tu pries, entre dans ta chambre et ferme la porte pour prier ton Père qui est dans le secret et Ton Père, qui voit dans le secret, te le rendra. » (Mat 6, 5-6)

Il n’est plus question ici du Dieu terrible qui siégeait dans le tabernacle du Temple et dont on ne pouvait même pas prononcer le Nom.
Nous sommes loin aussi des théophanies grandioses auxquelles ont assisté certains personnages privilégiés de l’Ancien Testament (Moïse, Elie, Isaïe…)

Nous découvrons, au contraire, dans la bouche du Verbe un Dieu paternel qui attend chaque homme dans le secret de son cœur.
Le cœur humain est devenu le « Saint des saints », le tabernacle de la Présence divine.

« Dès que l’homme entre en lui-même et retrouve le vrai silence, il sent comme une attente qui vient du Père, qui est présent dans le secret (Mt 6,6). Le Père parle par son Fils, sa Parole. Elle n’accable pas, elle témoigne de sa proximité immédiate : « Voici que je me tiens à la porte et je frappe » (Apo 3, 20) (Paul Evdokimov, L’amour fou de Dieu p.37)

Quel renversement de perspective ! Dieu, patiemment, humblement, attend l’homme dans la chambre de son cœur.
Nous pouvons dire, comme Jacob :

«  Dieu était là et je ne le savais pas » (Gen 28 ,16)

Nous pensons parfois que notre prière est un effort pour atteindre Dieu qui serait loin de nous, dans un ailleurs, hors de notre portée, alors que le Christ nous montre au contraire qu’Il est tout proche et que c’est Lui qui nous attend au cœur de nous-mêmes !
Le cœur humain, accessible à chacun de nous dans le secret, dans le silence, est devenu le vrai lieu de la rencontre amoureuse entre l’être humain et un Dieu tendre, aimant, paternel !

« Nous sommes engagés à entrer, non dans les pièces cachées d’une maison, mais dans la chambre de notre cœur et à prier Dieu dans le secret de notre esprit » (St Hilaire de Poitiers)

«  Dieu se cache pour ne pas éblouir par sa nature. Condescendance, humiliation, dépouillement sont les attributs du Créateur » (Mgr Jean de St Denis)

A l’humilité de l’homme répond l’humilité de Dieu.
Ou, plutôt, ne doit-on pas dire : à l’humilité de Dieu, répond l’humilité de l’homme ?
Nous ne serions pas appelés à être humbles si l’humilité n’était pas d’abord une qualité divine.
« L’humilité est la parure de la divinité » écrit Isaac le syrien (Traité ascétique)

Dieu s’efface, se fait petit, pour que l’homme soit et grandisse.
Nous y reviendrons car c’est une réalité fondamentale (la « kénose ») très riche d’enseignement…

« Ce qu’il y a d’unique en Matthieu 6, 6, c’est cette double intimité : spatiale (« ta chambre » et affective (« ton Père ». Jamais prière n’avait encore atteint une intimité semblable à celle qui introduit et accompagne le Notre Père. Cette intimité suppose de la part de Dieu une grande humilité. En effet, que le Dieu du ciel, le Père céleste, s’abaisse ainsi pour venir dans une simple chambre, cela signifie une réelle kénose, un dépouillement de sa grandeur. Selon la tradition de l’Ancien Testament, Dieu ne vient pas ailleurs sur la terre que dans le Temple de Jérusalem. Le voilà dans une chambre, un lieu tellement banal et dérisoire…Quel humilité dans cet abaissement du Père céleste !...Luc nous introduit au Notre Père en mettant en lumière l’humilité du disciple ; Matthieu nous introduit au Notre Père en mettant en lumière l’humilité de Dieu. Telle est, à mon avis la grande innovation du Notre Père : elle est la prière où l’humble vient à la rencontre de l’humble ; c’est la prière où l’homme finit par ressembler à Dieu dans son humilité. Le chemin qui conduit au Notre Père est celui de l’humilité, chemin emprunté par l’homme aussi bien que par Dieu … » (Bourguet P 43-44)

Dieu ne se révèle pas de manière grandiose mais dans le secret. Il se cache et son lieu de retraite est le cœur de l’homme. Il se cache pour que nous le cherchions comme la fiancée cherche le Fiancé comme le chante le Cantique des cantiques.
Notre cœur est la porte du Royaume où le Christ nous invite à entrer.

« C’est par le silence, par la prière, par la pénitence, par l’attention devant Dieu que nous entrerons dans la cellule de notre coeur. Ainsi, nous retrouverons en nous ce lieu inexprimable et caché pour le monde extérieur, et même pour nous si nous sommes distraits. Ce lieu où réside la paix, la sérénité, la flamme, où s’offre à chaque instant l’offrande de l’amour de Dieu, où conversent les anges dans notre silence intérieur, car le monde céleste et le Royaume de Dieu sont en nous. Sans abandonner la vie extérieure et le monde, que ces activités ne nous détournent pas de la vie intérieure. Ne cherchez pas de point d’appui dans le monde extérieur, mais en vous. » (Mgr Jean de St Denis)

2- Prière de demande, prière de louange ?

Vous n’ignorez pas qu’il existe plusieurs formes de prière, qui peuvent être regroupées en deux formes essentielles : la prière de demande (dont celle du pardon) et la prière de louange (dont celle de bénédiction et celle d’adoration).

A première vue, le Notre Père, semble être une prière de demande et même de demandes car elle exprime 7 demandes essentielles…

Le chiffre 7 n’est pas le fruit du hasard : il symbolise la totalité comme on le voit dans de nombreux passages de la Bible (nombre de jours de la Genèse et de la semaine, chandelier à 7 branches (Menorah) dans le Nouveau Testament (7 dons de l’Esprit , 7 diacres…) et en particulier dans l’Apocalypse (7 églises, 7 archanges, 7 sceaux, les 7 trompettes…)

Mais à y regarder de plus près, on s’aperçoit que la louange est entrelacée à l’attitude de demande car la prière comprend aussi deux parties distinctes et complémentaires :

+ La première partie :

Notre Père qui es aux cieux (ou céleste)
Glorifié (sanctifié) soit ton Nom !
Qu’arrive ton Règne !
Que ta volonté soit faite !

Sur la terre comme aux cieux (au ciel).

Elle est centrée sur Dieu et résonne comme une louange à son Nom, à son règne à sa volonté sainte.

+ La seconde partie concerne notre vie terrestre et nos besoins spirituels vitaux :

Donne nous aujourd’hui notre pain substantiel
Remets nous nos dettes comme nous remettons à nos débiteurs
Ne nous laisse pas entrer dans la tentation (ou succomber à l’épreuve)
Délivre du Pervers (du Diable, du Malin)


* La prière de demande

On entend dire parfois que la prière de demande serait inférieure à la prière de louange, parce qu’elle ne serait pas gratuite, qu’elle constituerait un premier niveau et que seule la louange, ou mieux encore l’adoration silencieuse, serait l’état parfait, le « nec plus ultra » de la prière.

Pourtant, nous constatons que Jésus Lui même nous invite à adresser nos demandes au Père, sans nous lasser.

Il illustre cette réalité par une parabole ; celle de l’ami importun (Luc 11, 5 à 9) ou de la veuve insistante (Luc 18, 2 à 8).
Mais aussi dans le Notre Père, ainsi qu’à de nombreuses reprises dans les évangiles :

« Demandez et vous recevrez…car quiconque demande reçoit…Si vous savez donner de bonnes choses à vos enfants, combien plus votre Père céleste donnera-t-il de bonnes choses à ceux qui les lui demandent » (Mat 7, 8-11)

« Tout ce que vous demanderez avec foi dans la prière, vous le recevrez » (Mat 21,22 et Marc 11, 24) 
« Tout ce que vous demanderez au Père en mon Nom Il vous le donnera » (Jean 15, 16)

« Jusqu’à présent, vous n’avez rien demandé en mon Nom, demandez et vous recevrez » (Jean 16, 24) …

L’attitude de celui qui demande est donc loin d’être méprisable. Bien au contraire ! Elle exprime la confiance (c'est-à-dire la foi), l’écoute, l’humilité de celui qui ouvre son cœur à Dieu.

« Se mettre en état de demande, c’est aussi se mettre en état de réceptivité et accueillir ce qui nous est donné. Savoir et oser demander. Dieu n’a pas besoin de nos prières mais nos prières nous rapprochent de Lui. La demande est une écharde dans nos autosuffisances. Nous nous rendons vulnérables à l’Autre et dans cette vulnérabilité s’épanouit notre désir » (Jean- Yves Leloup - pages 25-26) 

« Le Notre Père est un cadeau fait aux humbles ; reçue dans l’humilité, cette prière sera alors dite à Dieu sur le ton qui convient : avec la reconnaissance de ceux qui savent qu’ils ne méritent rien, avec l’attention de ceux qui ont connu l’échec, avec l’émerveillement de ceux qui se savent indignes.
Le Notre Père est la prière des indigents, la prière de ceux qui débutent après tant de commencements ; prière qui comble le cœur d’un pauvre. » (Daniel Bourguet, Approches du Notre Père, page 26)

Etat d’humble réceptivité de celui qui demande, mais aussi élan d’adoration :

« La prière même de demande n’est vraiment prière que dans la mesure où elle est aussi adoration…Pour que la démarche (de celui qui demande) ait une valeur de prière, un courant d’adoration doit la traverser, qui la soulève et la transforme. Lever les yeux au ciel et tendre la main, il y a là deux gestes nos pas contraires, mais qui s’appellent l’un l’autre…l’on peut dire que l’adoration est l’âme priante de toute prière…le Pater commence par l’adoration désintéressée…Dans chaque requête, la voix de l’adoration domine. C’est pour mieux le servir que nous Le prions de nous aider. » (Jean Carmignac, A l’écoute du Notre Père, pages 110-112)
 
En réalité, si nous allons au-delà d’une lecture superficielle du début de la prière, nous pouvons considérer que, dans le Notre Père, les trois premières demandes n’en sont pas réellement. Elles expriment plutôt un désir, celui de voir glorifier Dieu et son règne s’accomplir parmi nous. Ce sont, des cris d’espérance et de joyeuse reconnaissance, et aussi des bénédictions qui relient la terre au cieux :

« L’adoration des trois premières demandes chante la grandeur de Dieu Notre Père » (Carmignac, page 112)

« Sur la terre comme aux cieux, que Sanctifié soit Ton Nom ! Oui !
que Ton Règne advienne et Ta volonté sainte et bienfaisante soit accomplie sur terre (par les hommes) comme au ciel (par les saints et les anges) ! ».

Ce qui est magnifique, c’est que nous ne commençons pas la prière en pensant à nous-mêmes, à nos besoins, par des demandes qui nous concernent mais nous la commençons en rendant gloire à Dieu
Dès les premiers mots de la prière, nous sommes orientés dans la bonne direction : vers le Père, la Source, le Principe duquel tout vient et vers lequel tout retourne
.
« La piété populaire voudrait commencer la prière par ce qu’il y a de plus utile et de plus immédiat. Nous sommes ainsi faits que nous avons tendance à demander d’abord quelque avantage et quelque bienfait qui contenterait notre petite façon de concevoir ce qui nous est utile et qui satisferait nos désirs liés à nos préoccupations terrestres. Il faut un regard de contemplatif et de croyant pour penser à demander en premier lieu ce qui concerne la gloire du Seigneur. La prière du Notre Père fixe d’abord la fin à atteindre et, dans un mouvement descendant admirable, invite à demander les moyens nécessaires pour y parvenir » (Airaud).

Le début du Notre Père nous décentre donc de nous-mêmes et nous tourne vers Dieu.
Nous rendons gloire à Dieu car nous recevons ses bienfaits. C’est en prenant conscience des dons qu’Il nous fait, en lui donnant notre confiance, notre élan du cœur que nous recevons en retour de nouveaux dons et en particulier celui de la grâce, des énergies divines, car…

«  personne ne peut rien prendre qui ne lui soit donné du ciel » (Jean 3, 27 et 6, 65)
et…
«  donnez et l’on vous donnera » (Luc 6, 38)

Dès le début de la prière, nous sommes invités à prendre conscience de cet échange, de cette circulation de dons et de d’accueil réciproques entre Dieu et nous.
Nous sommes dès les premiers mots placés dans ce qui est essentiel dans notre tradition chrétienne : la relation entre des personnes libres, nourrie d’échanges constants de dons et d’acceptations mutuels.

Les trois premières phrases de la prière ne peuvent être considérées comme des demandes au sens restreint, mais elles expriment plutôt des cris du cœur, un assentiment enthousiaste à l’Etre divin en Trois Personnes (le Père que l’on prie, le Fils en qui le saint Nom est sanctifié et l’ Esprit qui inaugure le Royaume de Dieu sur la terre (comme au ciel))

« La révélation trinitaire s’inscrit aussi dans la prière que nous a enseignée Jésus lui-même, le Notre Père, dont les premières demandes invoquent les Trois Personnes divines.
Car le Fils est le Nom éternel du Père, il a sanctifié le Nom jusqu’à la mort sur une croix, et le Royaume s’identifie à l’Esprit. » (Olivier Clément – Sources p.58)

Nous entrons en communion non seulement avec le Père explicitement invoqué, mais aussi avec les Trois Personnes divines par notre adhésion aux premiers mots de la prière.
Nous entrons dans cette circulation d’énergie, d’amour qui caractérise les relations trinitaires où chaque Personne divine rend gloire à l’autre en lui disant (c’est une image) : « Toi d’abord ! »

Le début du Notre Père c’est l’être humain qui dit à Dieu : « Toi d’abord ! » Que ton nom soit glorifié, que ton Royaume advienne, Que Ta volonté soit faite ».


*
* *

Pour approfondir notre contemplation des mots de la prière du Seigneur, commençons par le commencement : soit l’exclamation initiale « NOTRE PÈRE » !

Un commentateur contemporain du Notre Père rapporte à ce propos une anecdote significative : son guide spirituel lui disait que lorsqu’elle (c’était une religieuse) appliquait l’exercice spirituel qui consiste à s’arrêter à chaque mot de la prière pour s’imprégner profondément de son sens, elle ne parvenait pas à dépasser les deux premiers : c'est-à-dire « Notre Père ». (J. Sprung, « Notre Père cet inconnu », page 13).

Ce sera sans doute aussi notre cas aujourd’hui, en cette journée d’entrée dans le carême...

Ce début de la prière est une fin en soi, un aboutissement, une plénitude qui, s’il est dit avec amour, tendresse, élan du cœur et une pleine conscience de ce que nous disons, constitue la quintessence de la prière chrétienne, car ces deux mots « Notre Père » contiennent tout : Dieu, notre Père, et notre humanité fraternelle, fille du même Père divin
.
De plus, par ces deux mots, nous traçons le signe de la croix :
La branche horizontale est notre fraternité.
La branche verticale : notre prière qui monte vers le Père, reliant la terre au ciel.

Ainsi, les simples mots : « Notre Père céleste » implique une triple prise de conscience :
celle que Dieu EST ;
qu’Il est PÈRE,
et celle de notre FILIATION DIVINE et de notre FRATERNITE HUMAINE.

On perçoit que nous venons d’entrer, dès les premiers mots de la prière, dans une contemplation bouleversante : celle des personnes divines et humaines et celle de leurs relations profondes.
Cet échange de souffle est plus vital encore que notre respiration physique.


3_- Notre PÈRE 

Appeler Dieu PERE « ABBA », « PAPA » !

Voilà une audace et une nouveauté qui dépasse tout ce que l’homme pouvait imaginer et oser avant la venue du Christ sur terre.

« Abba ! Personne avant Jésus n’avait osé s’adresser ainsi à Dieu. C’est une grande innovation ! «  Abba » est le diminutif affectueux du mot « père » : « papa » en quelque sorte ! Quel étonnant vocatif, quelle force et quelle intimité ! Nous ne mesurerons jamais assez la profondeur de ce mot. Quelle innovation , mais quelle révélation aussi ! Par ce seul mot, Jésus ouvre nos yeux sur Dieu (un père, mon père !) et sur notre propre identité devant Lui (ses fils et ses filles !)Et tout cela dans une insondable intimité : « Papa ».
(D. Bourguet p. 30)

Comme le proclame le prêtre avant que l’assemblée ne le prie :

« Non selon nos mérites, Père saint, mais par obéissance au commandement de Jésus-Christ, ton Fils, Notre Seigneur, nous OSONS dire… »

Comment oserions-nous appeler Dieu « Papa » si Jésus Lui-même ne nous l’avait pas enseigné ?

* Dieu, dans la tradition juive (et musulmane) est le Tout-Autre, Le totalement transcendant que l’on ne peut nommer. Qui a tous les noms (99 dans l’Islam) et n’en a finalement aucun de satisfaisant, car aucun nom ne peut Le cerner, exprimer ce qu’Il est réellement.
Cette conviction est d’ailleurs présente aussi dans la tradition chrétienne :

« O Toi, l’Au-delà de tout, tu as tous les noms et aucun nom ne peut Te nommer. Tu es innommable » écrit St Grégoire de Nazianze.

Ne pouvant enfermer Dieu dans un seul nom, les Juifs l’appellent de nombreux noms qui mettent en valeur sa gloire, sa puissance créatrice, mais aussi le mystère qui ne peut être cerné : Adonaï, El, Elohim, YHWH, Shaddaï, Sabbaoth, Eyeh…

Seul Jésus pouvait donner à Dieu un nom si proche, si intime, si tendre que celui de Père, et nous inviter à nous adresser à Dieu comme à un père.

Comme l’écrit Jean Carmignac : notre prière est devenue « l’écho de celle du Christ » :
« La prière du chrétien est essentiellement une participation à la prière du Christ » (page 17).
Nous le rappelions au début de cet exposé.
Et Jean Yves Leloup écrit :
« La prière de Yeshoua, c’est la prière de Dieu en nous » (page 47)

Quand nous en prenons conscience, nous nous sentons en communion intime avec notre Seigneur Jésus qui prononçait les mêmes mots de fervente adoration.
Comment ne pas en être bouleversé ?

« Les grands souhaits contenus dans les trois prières demandes, avec quelle tendresse et quel désir Il devait les prononcer ! C’étaient ses vœux à lui qu’il offrait au Père, pour le Nom de son Père, Pour le Royaume de son Père, pour la volonté de son Père, C’étaient ses voeux à Lui, avant d’être ceux que, comme chef de l’humanité, Il offrait au nom des ses frères » (Raïssa Maritain Notes sur le Pater, pages 147 et 150)


* Jésus n’appelle pas Dieu « Père » une ou deux fois en passant, comme un nom parmi d’autres. Il le nomme ainsi plus de 60 fois dans les évangiles !
C’est pratiquement le seul nom qu’Il lui donne alors que de multiples noms existaient dans la tradition juive.

C’est d’une audace dont seul le Christ est capable :

« Nulle part dans la littérature juive l’invocation de Dieu sous le nom de « Papa » n’est attestée…C’est un balbutiement, l’articulation première et parfois difficile de la parole et du silence. Ce mot enfantin, nul avant Yeshoua ne l’a employé pour s’adresser à Dieu, et c’est ce mot-là que l’on retrouve dans chacune de ses prières » »
« Qui oserait dire à l’Inconnu (YHWH), à la conscience d’être, à « Je Suis » (Eyeh), à l’harmonie des mondes et des êtres (Yah), à l’énergie créatrice (Elohim), à la grande Mère (Shaddaï), au Seigneur de l’univers (Adonaï), à la justice même (Shabbat) : « Papa » ?
Qui oserait s’en reconnaître le fils ou la fille ? » (Jean Yves Leloup – pages 82 et 107)

Nous ne pouvons appeler Dieu Père que parce que seul Jésus Le connait et nous le révèle comme tel.

« Nul ne connaît le Père si ce n’est le Fils et celui à qui le Fils veut le révéler (Mat 11, 27)

* La prière que nous donne Jésus nous révèle que Dieu est bien une Personne avec laquelle nous pouvons réellement entrer en relation (ce qui correspond sur ce point à la révélation déjà présente dans le Premier Testament).

Arrêtons-nous un instant sur cette prise de conscience qui est souvent banalisée par l’habitude.
Que Dieu soit une Personne est-ce d’une telle évidence ?

Interrogeons nos contemporains à ce propos et que constatons-nous ?

D’abord, que la plupart d’entre eux - du moins parmi ceux qui n’excluent pas d’office l’existence de Dieu - s’en font une idée extrêmement floue, abstraite et lointaine.
Le divin existe sans doute, ou peut-être… Pourquoi pas ? Il existe peut être aussi d’autres êtres conscients dans l’immensité des galaxies…Cela ne va quand même pas affecter mes pensées ni changer en rien ma façon de vivre, mes habitudes, mes projets. Cette déité lointaine reste extérieure à ma vie.
Mais qu’il existe un Dieu personnel ? Allons donc ! C’est évidemment une projection infantile de l’homme en manque de sécurité, un anthropomorphisme primitif…

Ensuite, nous constatons que d’autres personnes, influencées par les spiritualités orientales (ou par l’idéalisme platonicien, ou par le gnosticisme) résistent des quatre fers à la possibilité que Dieu se révèle et aussi (surtout) à celle qu’Il s’incarne dans la matière.
Ils sont les tenants inconditionnels de l’apophatisme qui affirment (ce qui est paradoxal pour ceux qui soutiennent qu’on ne peut rien affirmer !) :
« On ne peut surtout rien dire de Dieu ! Tout ce qu’on dit de Lui le déforme, ou le rabaisse, voire le salit …».

La Bible contient pourtant la révélation de Dieu, et d’un Dieu personnel mais, effectivement, impossible à cerner (d’où la multitude de ses noms et le caractère énigmatique, insaisissable de certains d’entre eux (YHWH « Eyeh asher Eyeh » « Je suis ce que Je suis, ce que j’étais, ce que je serai… »).

* Or, nous voyons Jésus s’adresser à Dieu d’une tout autre manière : il le nomme « Mon Père », « Abba » c'est-à-dire : « Papa ». Cela devient extraordinairement concret !
Et c’est d’une telle audace qu’aux yeux des Juifs imprégnés de la crainte de Dieu et qui osent à peine le nommer, c’est insupportable !
Rappelons-nous cette réaction violente des Juifs pieux qui accusent Jésus de se faire l’égal de Dieu parce qu’il l’appelle « Abba » (Jean 5, 18 ci-après).

* Mais ces premiers mots de la prière nous révèlent aussi, et cela aussi est une nouveauté encore plus inacceptable, une révolution dans la tradition biblique : le Père n’est pas une Personne unique.
Il est au moins deux : Le Père et le Fils.
Et nous verrons que la suite de la prière évoque en filigrane une troisième Personne : l’Esprit Saint.
Comme je viens de le rappeler, cela était profondément choquant dans la tradition juive car une telle affirmation portait atteinte à l’unicité de Dieu et était donc blasphématoire, comme le montrent les réactions violentes des notables juifs et des pharisiens

« Les Juifs cherchaient à le tuer, non seulement parce qu’il violait le Sabbat, mais parce qu’il appelait Dieu son propre Père, se faisant l’égal de Dieu » (Jean 5, 18)

Jésus pouvait se faire lapider pour avoir osé proclamer ces paroles.
Et d’autres encore qui vont dans le même sens :

« Qui m’a vu a vu le Père » (Jean 14,9)
« Le Père et moi sommes un » (Jean 10,30)
« Nul ne va au Père que par moi » (Jean 14, 6)
« Le Père est en moi et moi dans le Père » (Jean 10, 38 et 14, 10-11).

* Lorsqu’on trouve dans le Premier Testament des allusions à la paternité divine (on en a dénombré 14 selon Jean Yves Leloup), elles sont encore assez timides et isolées. De plus, elles ne sont pas le signe d’une relation paternelle et filiale réelle au sein de la vie divine et entre Dieu et l’homme, comme celle que nous révèle Jésus, le Fils unique de Dieu, « né du Père avant tous les siècles » (Credo),
Elles restent symboliques. C’est un qualificatif imagé attribué à Dieu pour souligner sa puissance créatrice, sa fécondité, mais aussi son rôle protecteur et, de manière déjà plus audacieuse (et plus tardive), sa tendresse pour Israël.
Ce n’est que très progressivement que le peuple juif, qui avait une perception forte de l’absolue transcendance de Dieu, ce Dieu unique et puissant qui a créé le ciel et la terre, va commencer à Le ressentir aussi comme un être capable d’aimer sa créature et de compatir à ses souffrances.
Cette conscience s’éveillera surtout chez les prophètes (qui, comme toujours, sont en avance sur leur époque)

Quelques citations :

+ Il est créateur et protecteur :
« N’est Il pas ton père , ton créateur ? N’est-ce pas lui qui t’a formé et t’a affermi ? » (Dt 32, 6)
+ Israël est son « fils premier né » (Exode 4, 22)
+ Il est père du roi David (1 Roi 3, 6 et Sag 2, 16)
+ Il est le père des orphelins : « Comme un père a compassion de ses enfants, le Seigneur a compassion de ceux qui le craignent. Le père des orphelins, le défenseur des veuves, c’est Dieu dans sa sainte demeure » (Psaume 68)
« Comme est la tendresse d’un père pour ses enfants tendre est YHWH pour qui est attentif » (Psaume 103)
Les prophètes, comme toujours, vont plus loin, attribuant à Dieu des sentiments paternels pour ceux qui l’honorent
Is 64,7
Si 23, 1-4
Tob 13, 14
« Tu es notre père…C’est Toi Seigneur qui est Notre Père »( Isaïe 63 et 64,7)
+ Il peut aimer tendrement « Ephraïm est-il pour moi un fils si cher à mon cœur…mes entrailles s’émeuvent pour lui et pour lui déborde ma tendresse » (Jer 31, 20)
+ Un père déçu par le comportement de son enfant :
« J’avais pensé : tu m’appelleras mon Père et tu ne te sépareras pas de moi…mais la maison d’Israël m’a trahi » (Jer 29, 20)
+ « Le Seigneur châtie celui qu’Il aime comme un père l’enfant qu’il chérit » (Proverbes 3-12)

Observons cependant que jamais, aucun personnage biblique ne s’adresse à Dieu en lui disant « Père », manifestant une relation filiale et intime avec Lui.


* Jésus bouscule cette conception limitée, prudente, de la paternité divine en révélant qu’Il est le véritable Fils de Dieu, non au sens métaphorique, mais réel : Il est engendré par le Père.
Il vit avec le Père une relation intime, unique, mystérieuse qui échappe à la compréhension des auditeurs, qu’ils soient hostiles ou disciples…

« Je suis sorti du Père… » (Jean 16, 28)
« Toutes choses m’ont été données par Mon Père et personne ne connaît qui est le Fils, si ce n’est le Père, ni qui est le Père, si ce n’est le Fils et celui à qui le Fils veut le révéler. » (Luc 10, 22)
« Qui n’honore pas le Père n’honore pas le Fils » (Jean 5, 23)

Et le Christ Lui donne ce nom à de multiples reprises dans les évangiles (plus de 60 fois !), de manière quasi exclusive.

Pour Jésus, Dieu est essentiellement Père et Amour. Ce qui est synonyme.

« En somme, soit pour Jésus, soit pour le disciple en prière, Dieu est tellement « Père » qu’Il n’est plus que « Père ».
En outre, sur les lèvres du Christ, l’invocation du Père avait une profondeur de sens que vraisemblablement, les disciples n’ont découverte que peu à peu. Jésus faisait du mot ‘Abba’ le début, et sans doute le thème fondamental de sa prière (Marc 14,36, confirmé par Romains 8, 15 et Galates 4,6). Car pour lui, ce vocable était l’expression du mystère de sa filiation divine au sein de la Trinité » …Ainsi, dans l’Evangile, le mot « Père » est chargé d’une extrême densité théologique : pour le Christ, il exprime sa filiation trinitaire ; pour les chrétiens il exprime leur filiation adoptive. » (Carmignac p. 15)

« La reconnaissance de la notion de paternité pour évoquer l’Absolu va être conduite à son comble par l’expérience et la prière de Yeshoua. Plus de soixante fois dans les évangiles, Yeshoua va appeler son Dieu et notre Dieu « Abba », ce qui signifie littéralement « papa ». Nulle part ailleurs dans la littérature juive, l’invocation de Dieu sous le nom de « Papa » n’est attestée.
Dans le dialecte syrien occidental de l’ araméen, Abba est le nom donné par le petit enfant à son père (comme imma » à sa mère ; c’est un balbutiement, l’articulation première …ce mot enfantin et quotidien, nul ne l’a employé avant Yeshoua pour s’adresser à Dieu et c’est ce mot là que l’on retrouve dans chacune de ses prières….
Le mot Abba est considéré comme ipsissima vox, une des rares paroles reconnues comme originales et authentiques, n’appartenant qu’à Yeshoua seul…C’est elle qu’il nous transmet afin que nous entrions ainsi avec lui dans une intimité filiale avec l’Origine de l’être, de la conscience et de l’amour. » (Jean Yves Leloup p. 82-83)


* On peut dire que la révélation du Père (et celle de l’Esprit) est vraiment au centre, au cœur de l’enseignement du Christ.

Depuis l’Incarnation du Fils unique de Dieu, Notre Seigneur Jésus-Christ, il n’est plus possible de considérer Dieu à distance, comme un être transcendant et lointain dont on ne sait rien et dont on ne peut prononcer le Nom.
Mais, par le Verbe, Il Se révèle comme un Père proche de nous, qui nous aime avec tendresse et avec lequel nous sommes invités par Jésus à nouer une relation personnelle et unique à l’image de notre personne unique.
C’est pourquoi Jésus nous invite à Le prier dans notre chambre intérieure, dans le secret de notre cœur, dans notre chambre intérieure (ci-dessus . Mat . 6-6)


Notre Père « Qui es aux cieux » (ou du ciel ou céleste)

Le Père céleste n’est pas le père terrestre

A différentes reprises dans les évangiles, la paternité divine est opposée à la paternité humaine.
Le Père céleste n’est pas le Père terrestre qui, pour les Juifs avait un nom et un visage : ceux d’Abraham, le père des croyants (Mat 7, 11 et 23, 9
Jean 1,13)
« Nous avons pour père Abraham » (Luc 3,8)
« Père Abraham » (Luc 16, 24)
« Abraham est notre père » (Jean 8, 39)
Etc…

Mais Abraham est mort, et les autres patriarches (pères) aussi !

Le Christ nous invite à nous tourner vers le seul Vivant : Le Père dont toute vie provient et vers Qui toute vie retourne. Le Dieu Vivant, le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob qui avaient reçu de Lui leur propre paternité.
Ce n’est qu’en se recevant de la Source que la rivière reçoit son courant fluide et son mouvement, en un mot sa vie.

Le Christ en insistant sur l’origine céleste du Père veut le distinguer clairement, dans l’esprit de ses auditeurs juifs, pour lesquels le nom de Père charnel, terrestre, du peuple élu évoque inévitablement Abraham.

Le potentiel véritable de la personne humaine n’est réalisé que dans sa relation avec d’autres personnes réalisées, c'est-à-dire avec Dieu Lui-même.

* Les « cieux » ne désignent pas un lieu matériel, localisable (comme le ciel bleu derrière les nuages).
Ils désignent, de manière métaphorique, la transcendance du Père céleste, son caractère incréé, inaccessible, incompréhensible...
Le Père n’est pas localisable. Rien ne peut le contenir, Lui qui contient tout et tous.

« Les cieux sont en Dieu plus que Dieu n’est dans les cieux car l’ailleurs auquel nous aspirons n’est pas un lieu mais un mystère infini d’échange d’amour » (Airaud)

Dans le Principe (c'est-à-dire le Père), Dieu n’habite pas sur terre qui, elle, est bien un lieu, un milieu, celui des créatures.

Quand on emploie, dans la Bible et dans la liturgie, l’expression « au ciel, sur terre et dans les enfers », il ne s’agit pas de trois lieux mais de trois états distincts auxquels l’homme peut accéder : l’union avec Dieu (le Ciel), la séparation d’avec Dieu (l’enfer ou les enfers), et le milieu des créatures humaines et de leur rencontre avec le Créateur, le lieu de l’Incarnation (la terre).

Les cieux désignent aussi le « lieu » des anges qui louent éternellement le Père (et le Fils et l’Esprit Saint)

« Dire que Dieu est aux cieux, c’est donner à toute notre vie une direction qui dépasse la terre. » (Un moine de l’Eglise d’Orient p. 23)

Pourtant avec l’Incarnation Du Fils de Dieu le créé (la terre) entre en contact intime avec l’Incréé (les cieux), la « terre » avec le « ciel ».

* Il est d’ailleurs utile de relever, comme le fait JY Leloup, que le lien entre le ciel et la terre, entre l’incréé et le créé, l’être humain et Dieu le Père, le Silence et le Verbe… est évoqué dans le nom même de père, en araméen, car « ABBA » est formé des lettres Aleph et Beth les deux premières de l’alphabet hébreu.

Or 
« Aleph symbolise l’ineffable, le silence, l’Incréé et Beth symbolise la demeure de l’être …sa manifestation, sa création…Tenir ensemble ces deux lettres, c’est, d’une certaine façon tenir ensemble le créé et l’incréé, la parole et le silence, le manifesté et le caché, l’infini et le fini, l’éternité et le temps » (JY Leloup p 84) .

Ainsi, dans les deux lettres du Nom « Abba » L’Incarnation divine et la déification humaine se manifestent déjà, en filigrane.


Et le ciel descendu sur terre peut entrer dans nos cœurs, Temple et Trône de Dieu

« C’est avec raison que ces paroles « Notre Père qui es aux cieux » s’entendent du cœur des justes, où Dieu habite dans son temple. Par là aussi, celui qui prie désirera voir habiter en lui Celui qu’il invoque » (St Augustin – Sermon Dom. 2, 5, 18).


* La paternité divine n’est pas un anthropomorphisme :

L’homme ne projette pas sur Dieu ce qu’il connaît comme l’affirment les philosophes athées.

Ce n’est pas nous qui avons appelé Dieu « Père, car c’est le Fils divin Lui-même qui Le nomme ainsi et nous invite à le faire à sa suite
Dieu est tellement Père, et « Le » seul véritablement Père, que Jésus nous recommande de n’appeler personne père, sur terre, mais de réserver ce nom au seul Père céleste :

« N’appelez personne sur la terre votre père car vous n’en avez qu’un seul le Père céleste » (Mat 23, 9)

Ce n’est donc pas la paternité humaine qui sert de modèle à la paternité divine. Mais la paternité humaine est, au contraire, une image, un reflet de la Paternité divine.
On pourrait plutôt parler d’un « theo-morphisme » de la paternité humaine!

Ceci n’est pas sans conséquence : si la paternité humaine est à l’image de la paternité divine, elle doit tendre vers son modèle, en revêtir les qualités : non seulement l’engendrement initial, mais l’éducation, la tendresse, la miséricorde, le pardon, le dépouillement…
Nous verrons plus loin ce que cela signifie.

« Le seul Père absolu est le Père des cieux et toute paternité sur terre est mesurée par la paternité divine…Ce n’est pas le Père céleste qui tire son nom des pères de la terre, mais les pères de la terre qui tire leur nom du Père céleste…Exercer la paternité ici-bas, c’est contempler la paternité de Dieu…alliant la justice et l’amour. » (Airaud)

« Jésus-Christ est le donateur et le garant de la paternité divine, et de notre filialité…C’est pourquoi cette paternité et cette filiation sont incomparablement supérieurs à tout autre, à tout ce que nous appelons « père » « fils », « enfants ». Ces relations humaines ne sont pas l’original dont l’autre serait l’image ou le symbole. L’original, la vraie paternité, elles sont dans ces liens que Dieu a créés entre Lui et nous. Tout ce qui existe entre nous n’est que l’image de cette filialité originelle. Quand nous appelons Dieu « Notre Père », nous ne tombons pas dans le symbolisme, mais nous sommes dans la pleine réalité de ces deux mots : père et fils » (Karl Barth – La prière d’après les catéchismes de la Réforme pages 24-25)


* On peut se demander , à la lumière de la Révélation biblique et, en particulier de celle, bouleversante, de la paternité de Dieu: qu’est-ce qu’être père ?

Une remarque initiale doit être faite :
quand la Bible parle de paternité, c’est évidemment en dehors de toute question de genre (masculin ou féminin), puisque Dieu n’a pas de corps (avant l’Incarnation) et donc pas de sexe.
La paternité, comme la maternité, évoque avant tout la puissance créatrice, l’engendrement, l’enfantement, la fécondité.
Si nous appelons Dieu Père plutôt que Mère, comme le Christ nous l’enseigne, nous devons nous débarrasser de notre perception habituelle et limitée de la « paternité mâle » et laisser monter en nous une autre sensation : celle du Divin qui engendre comme une Mère, dont la Bible évoque d’ailleurs à diverses reprises les « entrailles maternelles » (Rah ‘amin, pluriel de Rehem, qui signifie la matrice, le ventre matrenel) et la Miséricorde.
Ne nous bloquons donc pas dans une perception étriquée de la Personne du Père, mais tentons d’expérimenter que la Première Personne de la Trinité est Mère autant que Père.
Je vous invite à ne pas perdre cette réalité de vue tout au long de la lecture de ce qui suit.

* Cette remarque importante étant faite, tâchons d’approfondir ce qu’est la « paternité » divine sans jamais oublier que paternité et maternité, au sens métaphysique, sont intimement liés et indissociables.

Mais pour nous plier à l’usage traditionnel, tel qu’il apparaît dans le « Notre Père » nous continuerons à employer le vocable de « Père ».

* Comment pouvons-nous approcher de la Paternité divine ? Comment parler avec nos pauvres mots et notre intelligence limitée d’une Réalité qui nous dépasse tellement ?
Elle est hors du temps et de l’espace, étrangère à la matière…
N’est-il pas présomptueux de s’aventurer dans ces eaux, fussent-elles bénies ?
Comme le rappelle avec une certaine ironie St Grégoire de Nazianze, nous ne pouvons « traiter en physiologistes la génération du Fils » (et la procession de l’Esprit) par le Père pour ne pas « être frappés de folie pour avoir regardé sournoisement les mystères de Dieu’ » Discours 20 et 31) :

Bien conscients des limites de notre entendement, nous pouvons tout de même avancer quelques mots qui s’appuient sur les paroles du Christ et sur la pensée des pères de l’Eglise.

* D’abord, bien sûr, fondamentalement, être Père c’est engendrer un autre.

C’est ce que dit le psaume 2 que nous chantons à Noël :
« Le Seigneur m’a dit : Tu es mon Fils, je t’ai engendré aujourd’hui »
Ou l’hymne que nous chantons à la pentecôte :
«  De toute éternité le Père engendre le Fils éternel et Roi »
Et celui de l’Avent :
« Avant l’aurore de la création, engendré par le Père éternel …».

La paternité divine manifeste la fécondité de Dieu.
Contrairement au Dieu des philosophes, immobile dans sa perfection, intangible, immuable…le Dieu biblique est Vivant : Il engendre (et crée) par amour extatique.

D’ailleurs des hérésies comme l’arianisme par exemple, qui niait la divinité du Fils, refusait la fécondité de Dieu et l’engendrement d’une autre Personne divine (Le Fils) car cela portait atteinte à l’immuabilité de Dieu.
Les ariens prônaient un Dieu stérile isolé dans sa transcendance.

Cette fécondité du Père fait de Lui, le Principe, la Source, l’Origine de tout être (y compris les deux autres Personnes divines) et de toutes choses :

«  Tout est DE Lui » écrit St Paul.

* Mais, et c’est aussi un caractère fondamental de la Paternité divine, (et des paternités humaines conduites jusqu’à leur accomplissement ultime), Jésus et la tradition chrétienne affirment que le Père divin Se donne totalement au Fils. Il S’efface au profit du Fils auquel Il donne tout.

C’est cette réalité qu’évoque le Christ quand il dit :
« Tout ce que possède le Père est à moi » (Jean 16, 15)
« Qui m’a vu a vu le Père » (Jean 14, 9)
« Le Père a remis tout pouvoir de juger au Fils » (Jean 5, 22 et 27)
«  Mon Père me glorifie » (Jean 8, 54)
« La gloire du Fils unique est donnée par le Père » (Jean 1,14 et 12, 28, et 17, 22-24)

L’amour du Père pour le Fils le pousse à lui donner tout ce qu’Il a et tout ce qu’Il est, à se vider de Lui-même totalement dans le Fils :

« L’amour du Père, c’est de désirer l’existence d’un autre que Lui-même, de se retrancher volontairement. Il S’efface en donnant l’existence à un autre que Lui-même. Cependant Il donne tout ce qu’Il a et tout ce qu’Il est, non pas en le morcelant, mais en se donnant totalement, sans restriction…Ne gardant rien pour Soi, le Père se vide de Lui-même ; afin de se posséder, non pas en Soi mais hors de Soi.
Le Père donne tout ce qu’Il a et tout ce qu’Il est au Fils et à l’Esprit, de sorte qu’Ils aient sa nature comme la leur propre…
Il confère ainsi de toute éternité l’égalité au Fils qui siège à la droite du Père avant tous les siècles. …L’abnégation du Père a pour fruit l’égalité des Personnes divines. »
Père Marc Antoine Costa de Beauregard – La pensée orthodoxe page 147 et svtes)

On pourrait, de manière sans doute un peu prosaïque et boiteuse, comparer le Père à un sac de grains qui se viderait complètement sur la terre (le Fils et l’Esprit) où le grain germerait, prendrait racine, s’épanouirait en épi pour produire du nouveau grain qui retournerait dans le sac qui à nouveau se viderait pour produire une nouvelle récolte et cela à l’infini…
Ou encore à une source cachée dans la terre qui sourd et produit un ruisseau qui irrigue la terre et s’évapore en nuages qui font pleuvoir et alimentent la source qui, elle-même, à nouveau…


Nous touchons ici à une réalité fondamentale de la vie spirituelle et de la foi chrétienne : la kénose.

Le terme kénose vient du grec « kenosis » (adjectif qui signifie vide, dépouillé…) ou de « Kenoo » (qui signifie se vider, se dépouiller, s’anéantir…) ou encore « ekenosen » (dans l’épitre aux Philippiens 2, 6) (Le Christ s’est anéanti Lui-même)

La kénose est la caractéristique fondamentale des Personnes réalisées, c'est-à-dire des Personnes divines.
La kénose désigne l’attitude de don total de la personne qui se vide, s’anéantit, pour que l’autre personne soit.

« Pour vivre dans l’autre personne par l’amour, la personne se vide d’elle-même et reçoit l’autre en son être…l’hypostase se vide d’elle-même dans un amour kénotique envers l’autre hypostase, offrant à cette dernière la plénitude de son être.
Ainsi, dans l’éternel engendrement du Fils, le Père Lui donne tout ce qu’Il a Lui-même dans la plénitude de son Être éternel.
L’accueil de l’autre en soi engage le moi à s’abaisser et à devenir « transparent »…la transparence implique l’absence de toute forme de réservation personnelle. La capacité absolue de donner et de recevoir constitue l’unité absolue de l’Être divin où l’unité des Personnes n’est donc pas statique mais éternellement dynamique. »
(N. Sakharov - J’aime donc je suis p. 79-80)


* Il y a une kénose du Père comme il y a une kénose du Fils, et aussi une kénose de l’Esprit Saint.

* Vis-à-vis du Fils, dans la vie divine, la kénose du Père se manifeste par l’engendrement et le don total que le Père fait de Lui-même au Fils (et aussi à l’Esprit)

« Le Père se vide complètement dans la génération du Fils. Quant au Fils, Il rend tout au Père » (Père Sophrony – La prière de Gethsémani)

« La paternité c’est l’image de l’amour où celui qui aime veut se posséder non pas en soi-même mais hors de soi, pour donner son moi à cet autre moi…Engendrer, pour le Père, c’est Se dévaster, Se donner Soi et ce qui est sien à un Autre...
La filialité spirituelle consiste en ce que le Fils S’épuise Soi même au nom du Père. La filialité est déjà l’éternelle kénose «  (Serge Boulgakov - Du Verbe incarné p. 17-18)

* Vis-à-vis de la création, cet effacement du Père, qui est sa manière fondamentale d’être, s’exprime par le fait que c’est le Fils unique, Jésus le Christ qui s’incarne.
Le Père a tout donné tout au Fils et n’apparaît, ne se révèle aux hommes qu’à travers Lui. Le Père demeure mystérieusement caché et ne Se révèle que par le Fils.

Le Père est non manifesté : le Fils le manifeste.
Le Père est silence : le Fils est Sa parole (son Verbe, son Logos)
Le Père est invisible : le Fils est son Image, son Icône.

On ne peut connaître le Père que par le Fils (et dans l’Esprit Saint qui nous ouvre le cœur et l’intelligence). C’est le sens de ces paroles du Christ ;

« Personne ne connaît le Père si ce n’est le Fils et celui à qui le Fils a bien voulu le révéler. » (Mat. 11, 25)
« Le Fils unique qui est dans le sein du Père est celui qui l’a fait connaître » (Jean 1,18)


Le Christ affirme ainsi une quasi-identité entre Lui et le Père : identité non de personne, mais de volonté, d’action, d’amour….
Ils sont distincts mais tellement unis, tellement proches qu’Il peut affirmer:

« Le Père et moi sommes un. » (Jean 10, 30)
« Qui m’a vu a vu le Père. » (Jean 14, 9)
« Le Père est en moi et moi dans le Père » (Jean 10, 38)

Nous touchons ici au mystère de la transparence des personnes divines, qui sont le miroir l’une de l’autre, qui se donnent et se reçoivent sans cesse l’une de l’autre.

*

* Après la question de la Paternité que nous venons d’effleurer (car ce mystère est insondable et dépasse de loin nos pauvres mots) vient tout naturellement celle de la filiation.

« Le mystère de la paternité et le mystère de la filiation sont corrélatifs ; vous ne pouvez connaître le Père à moins de connaître le Fils, pas plus que vous ne pouvez connaître le Fils si vous ne connaissez le Père » (Antoine Bloom - Prière vivante , p. 48)

A nouveau, nous ne pouvons que tourner notre regard vers le Christ, le Fils parfait qui exprime et manifeste le Père en chacune de ses paroles, chacun de ses actes.

* Or, qu’est-ce qu’être Fils pour Jésus ? Comment agit-il comme Fils ?

Nous venons de rappeler que le rôle du Fils (du moins dans le monde créé), c’est d’être Parole sortie du Silence, Manifestation sortie du Non-manifesté, Incarnation sortie de l’Incréé, Image du Dieu invisible.

« Je parle selon ce que le Père m’a enseigné. » (Jena 8,28)
« Qui m’a vu a vu le Père. » (Jean 14, 9)

Dans sa prière sacerdotale, Jésus résume sa mission en disant qu’Il a fait connaître et manifesté aux hommes le Nom du Père, c'est-à-dire son existence, son être, sa Face et son union intime avec Lui. (Jean 17)

« Pour connaître le Père nous devons écouter Jésus-Christ. C’est lui qui nous introduit doucement dans l’intimité de Celui qui est son Père et notre Père. Nul ne connaîtra le Père si ce n’est par le Fils et dans le Fils » (Un moine de l’Eglise d’Orient – Notre Père, p.16)

Pour devenir fils « actifs » du Père (c'est-à-dire pour vivre de manière concrète et réelle cette filiation, car nous ses fils, nous le sommes nécessairement, mais cela peut rester à l’état larvaire et théorique, comme une pure potentialité – comme nos personnes qui sont en nous mais peuvent rester potentielles, non réalisées), nous devons regarder vivre le Christ et, comme lui, accorder sans cesse notre volonté à celle du Père comme Jésus n’a cessé de le faire pour accomplir celle-ci en permanence  :

«  Ma nourriture, c’est d’accomplir la volonté de mon Père qui m’a envoyé » (Jean 4, 34)
« Père… non pas ce que je veux mais ce que tu veux ! » (Mat 26, 39)

Il ne s’agit pas ici d’une obéissance subie, d’une soumission servile et résignée, mais de l’accord fondamental (comme l’harmonie d’un accord parfait en musique) de deux (et même trois) Personnes divines qui n’ont qu’un seul vouloir, une seule action, un seul amour.
Car elles vivent dans une symbiose, un don total et constant l’une à l’autre, une communion d’amour que nous n’avons pas de mots pour décrire.

« La vie en Dieu est la circulation d’un amour infini entre les trois Personnes. Et voici que dans leur générosité, les Trois Personnes ouvrent leur cercle parfait d’amour et veulent nous y accueillir.
Car le destin de l’homme sauvé est d’être à jamais introduit après la mort dans la vie divine et d’y participer. » (Un moine de l’Eglise d’Orient p. 14)

* Sans oublier, dans cette « danse en rond » (traduction du mot « périchorèse ») trinitaire, la Personne tout aussi essentielle du Saint Esprit.
Car, sans le Saint Esprit, nous ne pourrions même pas prier, ni connaître le Père et le Fils.
Nous tourner vers le Père, c’est être inspiré par l’Esprit qui, en nous, murmure « Abba » « Père » ! nous rappelle St Paul.
Nous laisser « irradier » combler par les énergies incréées du Père, par son amour sans limite.

« Parce que vous êtes fils, Dieu a envoyé dans nos coeurs l’Esprit de son Fils qui crie « Abba » ! Père ! » (Gal 4-6)
« Nous avons reçu un Esprit d’adoption, par lequel nous crions : Abba ! Père ! L’esprit Lui-même rend témoignage à notre esprit que nous sommes enfants de Dieu (le Père) » (Rom 8, 15-16)


Nous entrons alors dans la communion de la Divine Trinité en priant le Père comme nous l’a montré et enseigné le Fils, sous l’inspiration et le souffle de l’Esprit Saint.

* Mais cette réception de la Présence divine n’est possible que par notre propre kénose à l’image de celle du Fils.
Notre ouverture, notre accueil, notre humilité. Notre « anéantissement » à tout ce qui en nous fait barrage, fait obstacle à la circulation de la grâce.
Nous devons nous vider de nos soucis, lutter contre notre convoitise, notre auto-suffisance, notre égocentrisme individuel tourné vers son propre néant.


L’accueil de l’autre en soi engage le moi à s’abaisser et à devenir transparent  écrit Nicolas Sakharov (citation ci-dessus)
On ne peut recevoir, accueillir l’autre dans sa plénitude que si l’on fait de l’espace en soi, en nettoyant en profondeur sa maison intérieure, en créant un vide susceptible d’accueillir un plein.

« La profondeur de l’expérience de la grâce dépend de l’intensité de la kénose » (Sakharov p 112)

comme dans la Passion du Christ qui anticipe et rend possible sa résurrection et sa glorification.


* Il me paraît fondamental que chacun de nous se pose cette question :

Quelle est ma perception personnelle de Dieu ?
Est-ce que je le ressens comme un Père tout proche, qui m’aime et prend soin de moi,
… ou comme un maître exigeant, voire un tyran …
ou comme une entité abstraite impersonnelle et inconnaissable (le divin), éloignée de la vie humaine ?
La réponse du Christ est évidente et bouleversante : Dieu est Père, mon Père, notre Père et nous pouvons nouer avec Lui une relation de confiance, d’abandon, d’amour…
Nous pouvons dire avec un moine de l’Eglise d’Orient (Père Lev Gillet) :

« Il est difficile de nous représenter le Père. Peut-être nous approcherons-nous de la vérité si nous pensons au Père comme à un coeur dont chaque battement est un acte infini d’amour, comme à la Tendresse première qui enveloppe tout ce qui existe. » (Notre Père p. 15)

*


NOTRE FILIATION DIVINE ET NOTRE FRATERNITE HUMAINE


Le Christ nous révèle notre filiation divine.

Jésus ne se borne pas à accomplir son rôle de Fils du Père céleste.
Il étend cette filiation à tous les hommes. Il fait de nous des fils du Père.
Il nous révèle notre filiation divine

« Je serai pour eux un Père et ils seront pour moi des fils et des filles » (2 Cor. 6,16-18)

A diverses reprises Jésus appelle Dieu non seulement « son » Père mais «ton » Père, votre  « Père » :
« Ton Père qui voit dans le secret »
« Votre Père qui donne de bonnes choses à ses enfants »
« Votre Père sait ce dont vous avez besoin »

Si le Père céleste est mon Père, notre Père à tous, nous sommes ses enfants.

Quelle joie de se découvrir fils et filles de Dieu, frères et sœurs du Christ !

« Le sauveur nous introduit dans une relation tout nouvelle avec Dieu et nous entraîne à sa suite à proclamer avec joie cette filiation divine à laquelle tous les hommes sont appelés » (Airaud)

Jésus ouvre mes yeux et mon cœur à cette intimité que j’ignorais jusque là.
Et découvrir, grâce au Christ une telle intimité est une sorte de création, d’enfantement » (Daniel Bourguet - Approches du Notre Père, page 30)

« Voyez quel amour le Père nous a témoigné pour que nous soyons appelés enfants de Dieu ! Et nous le sommes. Si le monde ne nous connaît pas, c’est qu’il ne L’a pas connu.
Bien-aimés, nous sommes maintenant enfants de Dieu…Lorsque cela sera manifesté, nous serons semblables à Lui parce que nous Le verrons tel qu’Il est » (1 Jean 3, 1-2)


Nous sommes les enfants d’un même Père. Nous venons de Lui, le Père céleste. Nous recevons tout de Lui. Nous sommes de Sa famille.
Et nous sommes appelés à devenir un avec le Père, Le Fils, le Saint Esprit ! Quelle audace ! Quel projet inouï !

« La méditation intense du Notre Père, c'est-à-dire de notre adoption dans le Christ, peut nous faire, un instant, sortir du temps pour participer à l’éternelle relation d’amour du Père et du Fils » (Olivier Clément – Sources p. 187)

Et c’est bien la prière du Christ, le vœu ardent qu’Il exprime juste avant sa Passion :

« Toi et moi sommes un, qu’ils soient un comme nous sommes un » (Jean 17).


Nous sommes promis à la filiation et à la vie divine. Nous sommes introduits par le Christ dans son intimité avec le Père en devenant ses fils et ses filles.

* Nous ?

Pas seulement les chrétiens bien sûr, mais tous les êtres humains qui se tournent vers le Père.
D’ailleurs, faut-il avoir conscience d’être fils pour l’être ?

Car il est évident que tous les êtres humains n’en ont pas (encore) pris conscience, ou refusent toute référence à Dieu et, plus encore à un Dieu Père.
Si Dieu est Père parce qu’Il est créateur, parce qu’Il donne la vie et aime chacun de ses enfants, il me semble évident qu’Il ne renie aucun et qu’Il les aime tous de manière égale, d’un amour inconditionnel (comme le montre la parabole de la Brebis perdue).
Il est et reste le Père de tous les hommes, que ceux-ci le sachent ou non, qu’ils l’acceptent ou pas.

Cependant, nous pouvons ne pas percevoir Dieu comme un Père, mais le considérer comme un Maître et rester dans une mentalité d’esclave ou de serviteur qui attend de son maître la sécurité, la protection ou le salaire (comme des mercenaires),

Mais nous pouvons aussi, et c’est à cela que le Christ nous invite, prendre conscience de notre qualité de fils et de filles et nouer avec Dieu une relation d’amour reconnaissant.

Ce qui importe au serviteur, c’est la rétribution (donnant-donnant).
Ce qui est essentiel pour le fils (fille), ou l’ami(e) ou le frère (la sœur), c’est la relation gratuite de personne à personne. C’est aussi l’enthousiasme, le désir d’être ensemble.
C’est cette réalité que le Christ évoque lorsqu’à la fin de sa vie de partage fraternel avec ses disciples, la veille de sa Passion, il leur dit :

« Aimez- vous les uns les autres comme je vous ai aimés » (Jean 13, 34)
« Je ne vous appelle plus serviteurs car le serviteur ne sait pas ce que fait son maître, je vous appelle amis parce que je vous ai fait connaître tout ce que j’ai appris de mon Père. » (Jean 15, 15)

Nous sommes invités par le Christ à « passer de la condition servile à celle de fils adoptifs », comme l’écrit St Jean Cassien (Conférences IX , 18).
Invités à retrouver cette filiation essentielle oubliée, rejetée même avec vigueur ou de manière inconsciente par beaucoup de nos contemporains.

Parce que la reconnaissance de cette dépendance heurte le sentiment dominant d’autonomie, d’individualisme, d’autosuffisance qui fait fureur à notre époque.
Notre époque qu’un philosophe, décrivant l’individualisme contemporain, appelle « l’ère du vide » (Gilles Lipovetski).

* Dire que nous sommes fils et filles de Dieu, est-ce une simple figure de style ou une manière symbolique de parler ? Comme la Bible qui appelait Adam fils de Dieu (c'est-à-dire créé par Lui) ?
Non ! Car se reconnaître fils et filles, accepter d’être les enfants du Père céleste, c’est, en fin de compte, admettre que nous sommes dépendants de Lui, que nous recevons la vie d’un Autre (Père, Mère) et que nous acceptons avec joie cette dépendance et que nous en sommes comblés !

Si le fait de se savoir fils ou filles de nos parents biologiques n’est pas difficile à admettre (on ne peut nier la réalité de la génération et de la famille humaine), cela bloque déjà nettement plus souvent sur le plan psychologique.
Il est inutile de rappeler ici tous rejets et les conflits que peuvent susciter la paternité- maternité humaine sur le plan psychique…
Ce qui va d’ailleurs engendrer d’autres difficultés quand il s’agira de reconnaître une paternité (ou maternité) spirituelle…

En effet, beaucoup de personnes refusent la paternité divine (et spirituelle), car elles projettent sur le Père céleste les difficultés, les blocages, les souffrances, les traumatismes vécus avec leur père (ou leur mère) biologique(s).
En particulier, l’image du père (son archétype) peut être dégradée dans la conscience (ou l’inconscient) humain car beaucoup d’enfants ont souffert d’un père autoritaire ou abusif, violent ou, au contraire, absent.
Et ils projettent inconsciemment sur Dieu le Père le ressentiment ou le manque qu’ils ont vécu avec leur père terrestre

Olivier Clément affirmait qu’un des drames de notre époque, c’est le refus de la paternité, le rejet de la transmission (il faut être « interactif ou ne pas être » !), le dénigrement de la tradition, le refus de la dépendance à l’égard de ceux ou celles qui nous ont précédés.

Nous devons nous guérir, avec l’aide du Christ et la grâce de l’Esprit Saint, de cette projection psychologique, et retrouver le sens profond de la paternité et de la filiation en regardant comment le Christ vit sa relation avec le Père.
Dans l’abandon, la confiance totale. Dans la kénose propre à la personne comme nous l’avons déjà évoqué.

Devenir Fils et Filles du Père, c’est entrer dans la kénose du Christ : nous effacer, nous ouvrir, nous vider pour nous emplir de la Présence de Dieu, accepter ses Dons, discerner et accomplir sa volonté, nous laisser conduire, guider, inspirer à chaque instant, dans nos pensées, nos paroles, nos actions et …notre silence.


* Retrouver notre filiation oubliée, c’est nous jeter dans les bras du Père comme le fils prodigue. C’est admettre notre faiblesse, notre dépendance. Et aussi notre égarement, notre éloignement inconscient. Notre rupture… C’est renoncer à l’orgueil de l’autosuffisance, à l’illusion de l’autonomie individualiste.

Cette attitude rend à l’homme sa véritable dimension de « personne » (hypostase) et de fils (ou fille), c'est-à-dire de celui ou celle qui reçoit la vie d’un Autre, qui en prend pleinement conscience et qui, en retour, bénit le Père et Lui rend grâce pour ce don.

* C’est aussi restaurer, raviver, notre désir de nous unir à Dieu. Nous tournant vers Lui dans une attitude d’ouverture totale, de gratitude infinie :

« O Dieu, mon Dieu, (Père), je te cherche dès l’aurore, mon âme a soif de Toi. » (Psaume 63)

« Le désir de Dieu est fondamental dans notre prière et dans la vie spirituelle chrétienne.
Trouver Dieu consiste à Le chercher sans cesse. C’est vraiment voir Dieu que de n’être jamais rassasié de Le désirer », écrit St Grégoire de Nysse (Homélie sur le Cantique).


« Ma prière c’est mon désir, disait St Augustin ; l’important dans la prière ce ne sont pas les mots mais le désir qui les habite…L’homme est un être de désir, sans ce désir d’être, rien n’existe, nous ne serions pas là...Il y a en nous un désir qui ne cherche pas à être comblé par un objet et il s’agira de veiller sur lui pour ne pas faire de Dieu « le bon objet » qui pourrait servir à cet usage et combler nos manques. Mon désir, c’est ma prière…Désirer l’autre c’est le vouloir pour ce qu’il est et ce que je ne suis pas…Prier c’est accéder à une conscience de plus en plus vivante qu’il nous est possible de désirer quelqu’un pour lui-même «  (Jean Yves Leloup – op. cit. pages 35 et 37).

S’il est prononcé avec l’amour d’un fils, d’une fille qui parle à son Père, ces deux petits mots : « Notre Père » sont, à eux seuls, une prière intense qui se suffit à elle-même.
Nul n’est besoin de se répandre dans des centaines de phrases, il suffit de nous tourner avec confiance vers le Père et de prononcer son Nom avec tendresse et reconnaissance.

« L’excellence de la prière ne consiste pas dans la quantité mais dans la qualité…Mieux vaut un seul mot dans l’intimité que mille dans l’éloignement…
Notre Père qui es aux cieux : cette parole est de ceux qui ont intimité avec Dieu comme un fils sur le sein de son père. » (Evagre le Pontique)


Cependant, la filiation du Fils de Dieu est différente de la nôtre : Il est Fils unique, par nature , nous sommes fils et filles multiples et nous le devenons par grâce, par adoption.

* La filiation divine du Christ est de toute éternité, elle est sans commencement et sans fin.
« Et en Jésus Christ Fils unique de Dieu, né du Père avant tous les siècles… » (Credo)
« Le Seigneur m’a dit Tu es mon Fils, je t’ai engendré aujourd’hui » (Psaume 2).
« Celui-ci est mon Fils bien-aimé qui a toute ma faveur »
(Marc 1, 11 et 9, 7)

* Notre filiation commence à l’Incarnation du Fils et passe par Lui, le seul Médiateur. Notre Seigneur Jésus, Fils unique du Père, nous élève à la dignité inouïe de frères et sœurs d’un être de nature divine.

« Nous devenons par participation ce que le Christ est de naissance. C’est en devenant membres du Christ que nous devenons fils de Dieu » (Antoine Bloom p. 48)

Nous sommes unis à Lui :
- par le baptême qui nous incorpore à son corps, l’Eglise visible et invisible.
- par l’eucharistie qui fait couler dans nos veines le sang même du Christ, qui greffe dans nos cellules la sève des énergies divines incréées.

* Nous devenons Fils d’adoption de Dieu notre Père.

La filiation du Fils unique, le Verbe divin, est de toute éternité « Avant l’Aurore de la création… ».
Elle est hors de notre espace-temps.
Notre filiation commence avec l’Incarnation du Fils mais elle est et sera éternelle.

«  Dieu (le Père) a envoyé son Fils, né d’une femme…afin que nous recevions l’adoption. Et parce que vous êtes ses fils, Dieu a envoyé dans nos cœurs l’Esprit de son Fils qui crie Abba ! Père ! Ainsi tu n’es plus esclave mais fils, et si tu es fils, tu es aussi héritier par la grâce de Dieu » (Gal 4, 4-7)

« Béni soit Dieu, le Père de Notre Seigneur Jésus-Christ, qui nous a destinés dans son amour à être ses enfants d’adoption par Jésus-Christ… » (Eph 1, 3-6)
« A tous ceux qui l’ont reçue (la Lumière du Verbe), à ceux qui croient en son Nom, elle a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu » (Jean 1,12)


Quand je prie Notre Père, je me reconnais comme membre d’une famille, de la fraternité des enfants du même Père céleste

Le fait que nous devenions des fils et filles d’adoption n’implique pas une qualité moindre, un peu dégradée, comme celle de « fils et filles de seconde zone » (comme dans le droit civil qui distingue les enfants légitimes des illégitimes).
Ce n’est pas non plus une simple métaphore, une sorte de pâle imitation de la filiation du Fils unique de Dieu.

Le Christ nous a élevés à la dignité de Fils de Dieu, de Frères et de Sœurs en Christ. Il nous partage avec nous sa dignité de Fils de Dieu pour nous élever vers le Père qui nous aime tendrement, comme Jésus Lui même nous aime (Jean 16, 27)

« Le Père Lui-même vous aime parce que vous m’avez aimé et que vous avez
cru que je suis sorti de Dieu » (Jean 16, 27)
« Celui qui m’aime sera aimé de mon Père »…Si quelqu’un m’aime, il gardera ma Parole et mon Père l’aimera…Nous viendrons à lui et nous ferons en Lui notre demeure » (Jean 14, 21 et 23).
« Je leur ai fait connaître ton Nom…afin que l’amour dont tu m’as aimé soit en eux et que je sois en eux » (Jean 17, 26)


Notre fraternité humaine passe par le Christ notre Frère

Jésus nous enseigne que Son Père est Notre Père, et que nous sommes tous frères, dans de multiples passages, tels par exemple :

« Vous êtes tous des frères …car vous avez le même Père céleste » (Mat 23, 8-9).
« Je monte vers mon Père et votre Père » (Jean 20, 17).

« Le Père les (nous) a destinés à être semblables à l’image de son Fils, afin que son Fils fût le premier-né entre plusieurs frères » (Rom 8, 29)

« Le sauveur nous introduit dans une relation tout nouvelle avec Dieu et nous entraîne à sa suite à proclamer avec joie cette filiation divine à laquelle tous les hommes sont appelés » (Airaud)

L’adjectif Notre (Père) (qui n’apparaît que dans St Matthieu, mais qui est confirmé par de nombreux autres passages des évangiles) apporte une caractéristique essentielle à la prière : sa dimension collective, ecclésiale, fraternelle.

Cet adjectif « notre » qui qualifie le Père céleste est d’ailleurs répété en écho à plusieurs reprises dans la Prière, ainsi dans les expressions :
« notre Pain substantiel »… « nos dettes » … « nos débiteurs »… « ne permets que nous entrions… »… « délivre-nous ».

« Quand je dis le Notre Père avec sincérité en ne pensant à personne, en pensant simplement à Dieu, ce sont tous mes frères humains contemporains avec leurs souffrances, que je prends dans ma prière, que je rassemble dans ce « notre ». Je déborde les limites de mon moi » ((CH. Journet – « Notre Père qui es au cieux » p. 39)

On ne réalise sans doute pas à notre époque égalitariste (du moins en paroles…) le bouleversement des mentalités et les difficultés concrètes provoqués, dans les premiers siècles du christianisme, par la prise de conscience de cette fraternité en Christ.

« Devant ce Père, le riche et le pauvre sont frères ; devant ce Père, le maître et l’esclave sont frères, devant ce Père, le général et le simple soldat sont frères, les fidèles chrétiens, tous tant qu’ils sont, ont sur terre des pères de conditions diverses, les uns nobles, les autres sans notoriété, mais ils invoquent tous un seul Père qui est dans les cieux. » (St Augustin , Sermon 59)

Être frères et sœurs, c’est être unis entre nous par des liens plus forts que des liens affectifs ou familiaux. Ce n’est pas de l’amitié. On peut être unis par des liens fraternels sans être amis (et inversément) ; nous en faisons chaque jour l’expérience dans l’Eglise.
Il s’agit d’une communion profonde, qui a pour ciment la fraternité du Christ, la grâce de l’Esprit saint et l’amour inconditionnel du Père, qui nous rassemble et nous soude par des liens invisibles au-delà des sentiments ou de la bonne volonté.

Cette union entre le Christ et nous est exprimée de manière imagée par St Paul par le symbolisme des membres du même corps, (l’Eglise) unis à la tête (le Christ).
Et les pères insistent sur la profondeur de l’union fraternelle qui nous unit sur le plan ontologique :

« Nous sommes fondus en un seul corps dans le Christ en nous nourrissant de son corps vivifiant » (Cyrille d’Alexandrie – Sur St Jean 11, 11)

« Apprenons la merveille de ce sacrement, le but de son institution, les effets qu’il produit. Nous devenons un seul corps…membres de sa chair et os de ses os. C’est ce que réalise la nourriture qu’Il nous donne : Il se mêle à nous afin que nous devenions une seule réalité, comme un corps joint à sa tête » (Jean Chrysostome – Sur St Jean Homélie 46)

« Tous reçoivent de l’Eglise une nature unique, impossible à rompre…Tous se fondent pour ainsi dire les uns dans les autres, par la force simple et indivisible de la foi. » (Maxime le confesseur – Mystagogie 1).

* Nous touchons ici à la réalité ecclésiale fondamentale.
Nous ne sommes pas dans l’Eglise avant tout pour participer à de belles liturgies, pour chanter des offices magnifiques, pour nous rassembler de manière « priante et sympathique », pour rompre un peu notre solitude, pour nouer des liens amicaux...
Tout cela est important bien sûr, mais ce qui est fondamental c’est de vivre en profondeur la fraternité des fils et filles de Dieu, au sens où nous l’avons exprimé.
Et pour cela (mais c’est le même chemin !) de devenir des personnes à l’image des Personnes divines. Pour vivre en inter-relation, en interdépendance les uns avec les autres, pour partager l’amour « agapé » dont parle saint Paul où nous sommes appelés à porter les fardeaux les uns des autres, à pardonner sans cesse, à pleurer avec ceux qui pleurent, à nous réjouir avec ceux qui se réjouissent, à avoir les mêmes sentiments que ceux du Christ-Jésus...

C’est le chemin essentiel, ontologique, vers la découverte des nos personnes et la relation profonde entre les personnes divines et humaines qui nous est proposé par le Christ, tel que Lui, le Chemin, l’a vécu, l’a montré, l’a incarné…

Une personne ne peut être seule. Elle ne vit que dans la relation interpersonnelle, et pour la relation. La personne requiert toujours la présence d’autres personnes.
C’est dans la rencontre et le partage avec d’autres personnes que l’être humain se réalise pleinement. Le potentiel véritable de la personne humaine n’est réalisé que dans sa relation avec d’autres personnes, les Personnes divines et les personnes humaines qui sont sur le même chemin d’éveil à notre humanité véritable.

Et seule la communion des personnes en relation permet la vraie connaissance, celle du coeur et ou plutôt des cœurs unis dans un même amour :

« Ce n’est pas dans l’homme isolé que se trouve l’organe de la connaissance, mais dans l’union, dans la symphonie des esprits communiant dans l’amour….L’amour va plus profond que la connaissance…l’amour devient la condition spirituelle de la connaissance » (P. Evdokimov – Dostoeïvsky et le problème du mal p. 123)

Prendre conscience de notre filiation divine c’est aussi aller vers Dieu comme des petits enfants.

Nous touchons ici un autre point fondamental de l’enseignement de Jésus : accueillir Dieu et sa Parole comme des enfants.

A plusieurs reprises, le Christ donne aux enfants et aux petits (tout-petits) une place d’honneur.

Relisons par exemple les passages suivants :

Les disciples l’interrogent :
« Qui est le plus grand dans le Royaume des cieux ? »

Le Christ appelle un enfant et le place au milieu d’eux et il leur dit :

«  Je vous l’affirme, en vérité, si vous ne changez pas pour devenir comme des enfants, vous n’entrerez pas dans le Royaume des cieux…Si quelqu’un se fait petit comme cet enfant, il sera le plus grand dans le Royaume des cieux » (Mat 18, 1 à 5)

« Laissez les enfants venir à moi. Ne les empêchez pas. En effet, le Royaume des cieux appartient à ceux qui sont comme ces enfants…En vérité, si quelqu’un ne reçoit pas le Royaume de Dieu comme un enfant, cette personne ne pourra jamais y entrer » (Marc 10, 13-16)

« Veillez à ne pas mépriser un seul de ces petits ! Car je vous le dis : leurs anges dans les cieux regardent sans cesse la face de mon Père qui est dans les cieux » (Mat. 18,10)

+ Ce qui est caché aux sages et aux intelligents (Luc 10, 21)

Pourquoi le Christ accorde-t-il tant d’importance aux petits enfants et quel rapport cette question a-t-elle avec notre sujet ?

Dissipons d’abord un malentendu en répondant à l’objection qui surgit spontanément : il ne s’agit pas d’idéaliser les enfants et de les confondre avec des angelots purs et sans tache ! Ce serait faire preuve d’un angélisme naïf.
Nous savons tous que de multiples défauts peuvent les dévoyer, comme les adultes : égoïsme, mensonge, jalousie, convoitise, agressivité, violence…

Ce n’est pas de tels petits êtres humains déjà envahis par les passions dont parle le Christ.

Il évoque ici les tout-petits qui ont gardé la pureté du coeur, la naïveté, la spontanéité de comportement que l’on observe avec émerveillement chez les petits enfants (le plus souvent avant 3 ou 4 ans).

« Un enfant qui rit et se réjouit est un rayon du Paradis, une révélation de l’avenir où l’homme deviendra enfin aussi pur et naïf qu’un enfant » (Dostoeïvsky- l’Adolescent)

Quelles sont les qualités qui peuvent inciter Jésus à les donner en exemple et à en faire « les plus grands dans le Royaume des cieux » ?

Nous venons de le dire : la pureté du coeur, la spontanéité, mais aussi l’enthousiasme, la faculté d’émerveillement, la sensibilité à la relation affective, aux images, aux symboles, la fraîcheur, la candeur, l’absence de calcul et de malice, la transparence, la perméabilité, la faculté d’entrer dans un « coeur à cœur », sans rationaliser, sans intellectualiser les expériences vécues, la facilité d’être, de s’investir totalement dans ce qu’ils vivent dans le moment présent, sans arrière-pensées, l’aptitude à accueillir ce qui vient et surtout, celui qui vient.
En particulier de nombreux éducateurs, parents, psychologues relatent des expériences vécues par les petits qui paraissent avoir un contact direct, personnel, naturel avec le mystère, le Tout Autre, les anges…

« Le monde enfantin est un monde angélique doué d’une conformité particulière au Christ. « Le sourire d’un enfant est un rayon du paradis » (Dostoeïvsky). L’innocence des enfants exprime leur participation à Celui qui est seul sans péché. «  (P. Evdokimov - Dostoeïvsky et le problème du mal- p. 258)

Quand Jésus nous demande de nous adresser à Dieu comme à un Père, de l’appeler Papa, il réveille en nous l’esprit d’enfance qui se caractérise par toutes les qualités que je viens d’énumérer.

Ce qui est sans doute le plus important dans cette prière, et dans l’attitude que Jésus a vécue et nous a enseignée, c’est de nous reconnaître des enfants du Père céleste.
De nous adresser à Lui comme des enfants, avec amour, tendresse, confiance, spontanéité, enthousiasme. De nouer avec Lui une relation de « coeur à cœur », comme un petit enfant le fait avec son père et sa mère.

Ce qui constitue aussi un enseignement fondamental de cette prière transmise par Jésus, c’est de nous reconnaître dépendants du Père, comme un enfant l’est vis-à-vis de ses parents.
De Lui remettre notre vie, nos projets entre Ses Mains aimantes (Rappelons que les deux mains du Père sont le Fils et l’Esprit comme l’écrit St Irénée).

« L’esprit d’enfance est affaire de confiance et de dépendance, autrement dit d’attitude de vie et d’abandon au Père » (Serge Molla : « Un esprit caché aux sages et aux intelligents » dans Une spiritualité d’enfant p 103)

Cette attitude est radicalement opposée à celle que l’on nous inculque souvent depuis l’enfance : être le meilleur, le premier, le plus rapide, le plus malin, s’en sortir par soi-même, être auto-suffisant…Dans notre culture d’individualisme exacerbé, se mettre dans la dépendance de l’autre est une aberration dangereuse, une faiblesse à éviter…
Combien de personnes acceptent-elles l’idée de se reconnaître dépendantes de Dieu, de Lui devoir quoique ce soit ?
Et combien, même si elles admettent l’existence de Dieu, Le considèrent-elles comme ne servant qu’à exaucer leurs désirs et leurs demandes personnelles ?
Je Te prie si Tu m’exauces ! Et si ce n’est pas le cas, je Te rejette ! A quoi donc sert un Dieu qui ne m’exauce pas ?

Pour le dire autrement, se reconnaître dépendants de Dieu, du Père céleste, c’est entrer avec joie et légèreté (quel soulagement !) dans la gratitude (la louange) et dans la gratuité (je Te prie pour le bonheur de te prier, de m’adresser à Toi, de t’aimer, non pour recevoir en retour).

Si chaque jour nous prions « Notre Père » comme le Christ le faisait sans cesse, dans l’abandon et la confiance, comme un petit enfant rempli de joie et de tendresse envers ses parents, alors oui, vraiment, notre vie en sera bouleversée.

C’est le seul programme, tout petit et tout modeste en apparence, en réalité infiniment riche et profond, que je nous suggère de mettre en pratique chaque jour pendant ce carême.

Pour nous placer dans cette attitude de confiance et d’abandon filial et enfantin, entre les mains du Père qui nous aime, voici un beau texte d’Isaac le syrien que nous pouvons lire chaque jour pour nous en imprégner jour avant de prier :

« Quand tu viens devant Dieu par la prière, sois dans ta pensée comme la fourmi…comme un enfant qui balbutie.
Et ne dis rien devant Lui que tu prétendes savoir.
Mais approche Dieu avec un cœur d’enfant.
Va devant Lui pour recevoir cette sollicitude avec laquelle les pères veillent sur leurs petits enfants. On l’a dit, le Seigneur garde les petits enfants…
Quand Dieu verra qu’en toute pureté de cœur tu te confies à Lui plus qu’à toi-même, alors une puissance inconnue de toi viendra faire en toi sa demeure. »
(Isaac le Syrien 19ème traité ascétique).


ABBA, PÈRE, Papa,

NOTRE Père céleste,

Toi, notre Père qui nous donnes la vie et l’être,
Nous sommes tes enfants, tes fils et tes filles.
nous venons de Toi et revenons vers Toi,
comme des enfants prodigues, nous jeter dans Tes bras.

Père très bon, qui nous aime avec Tendresse,
Tu nous appelles au cœur de nous-mêmes,
Dans le Silence de notre chambre intérieure,
Tu nous attends sans Te lasser.

Notre Père, notre Créateur
qui remplit la terre et le ciel de Ta Présence aimante
et qui, pourtant, Te retires pour que nous existions,
Qui occulte l’éclat de Ta Lumière,
Et Te dépouilles de Ta splendeur
pour que nous soyions libres de Te choisir et d’aller vers Toi.

Père céleste,
Qui éternellement engendre ton Fils, Verbe de Vie,
Ton Image parfaite, Notre Seigneur Jésus Christ
Lui qui nous révèle Ton Saint Nom de Père et Ton amour pour nous.

Père des cieux, dont procède l’Esprit Saint,
L’Esprit de vérité, l’Esprit consolateur
Par qui nous pouvons Te nommer
Et qui nous communique les énergies incréées.

Trinité sainte qui nous donne la Vie,
Nous, tes fils et tes filles,
Nous nous tournons vers Toi comme des petits enfants
Nous faisons monter vers Toi un hymne d’amour et de reconnaissance

Et nous Te rendons gloire, Père, Fils et Saint Esprit,
Maintenant et toujours et aux siècles des siècles.

Amen

*

* *

Les huit premières pages qui suivent constituent une reprise partielle (avec quelques variantes, de la première partie de ce travail, dès lors que les deux parties ont fait l’objet d’un enseignement oral donné à des dates éloignées dans le temps. Le lecteur qui ne souhaite pas se rafraîchir la mémoire peut donc sauter directement à la page 41 ( « Sur la terre comme au ciel »)

Introduction

Nous pouvons, au départ, nous remettre en mémoire quelques éléments essentiels déjà évoqués dans la première partie de ce partage sur la prière du Seigneur, car beaucoup d’eau a coulé sous les ponts depuis le dernier exposé…

* Cette prière sublime (mais qui est devenue banale à force d’être répétée machinalement) est celle de Notre Seigneur Lui-même.
Elle témoigne de sa relation intime avec Son Père et Notre Père et aussi de sa connaissance profonde de l’âme humaine et de nos besoins spirituels essentiels.
Cette prière est donc avant tout un enseignement divin.
Le Notre Père est en soi un chemin spirituel que nous sommes invités à parcourir et surtout à vivre, à incarner dans notre quotidien.

« La prière du Seigneur n’est pas seulement une prière mais toute une manière de vivre exprimée en forme de prière : elle est l’image de la montée progressive de l’âme de l’esclavage vers la liberté » (Antoine Bloom – Prière vivante p. 23)

La prière n’est pas destinée à être dite, récitée avec application, mais à imprégner notre vie, orienter notre pensée, inspirer notre action, à informer au sens premier (donner forme) notre pâte humaine.

Le Pater à nous enseigné par le Christ, est la plus vraie des prières, la plus complètement et parfaitement juste et agréable à Dieu, celle dont la flamme doit toujours brûler en nous » (Raïssa Maritain - Notes sur le Pater p. 153 et suivantes)

A quoi bon réciter pieusement cette prière si elle n’est pas un outil de transformation intérieure. Si elle ne constitue pas notre programme de vie ?
Le patriarche Shenouda III d’Alexandrie disait d’elle :

« C’est à la fois la quintessence du message de Jésus, la prière idéale, un programme de vie et puis ce quelque chose d’indéfinissable qui est au-delà du texte, dont on n’est mystérieusement saisi que par son approfondissement incessant et la visitation de l’Esprit…En la faisant nôtre de tout notre cœur, le Christ nous enflamme de la puissance de son Esprit et l’agir commun des deux nous ouvre les entrailles du Père …
La prière n’a rien de ritualiste. Elle induit un style de vie, une manière d’être au quotidien..
Le Notre Père ouvre un grand chemin de guérison où le « moi » est aboli, c'est-à-dire ce dont je suis le plus malade, mon égocentrisme viscéral, pour naître au vrai « je » de ma personne, qui participe à la vie des Trois Personnes divines de la Trinité…
Le Notre Père ne vient pas se superposer artificiellement à notre action, mais lui infuse l’Etre même, un Sens au-delà du sens et du non-sens, une orientation, une profondeur…Et tout à coup, on s e sent dans le rayonnement du Christ qui est le Centre de tout.»
(Toutes les citations du patriarche Shenouda reprises dans ce travail sont extraites du livre d’entretiens entre lui et Père Alphonse et Rachel Goettmann : « La voix d’un père du désert »).

Cette prise de conscience du caractère agissant de la Prière est fondamental.
Elle est un instrument puissant de transformation, un chemin de vie vers le Père et la Divine Trinité que le Christ, dans son amour infini pour l’homme, nous offre comme un don précieux, un cadeau de grand prix.

« Dès que l’on se situe devant le regard de Dieu, s’ouvrant à Lui sans chercher même de réponse, commence la transformation de l’être…La prière nous fait découvrir âprement le va- et- vient de notre salle des pas perdus intérieure. L’essentiel alors est de demeurer avec patience, et lentement mûrira le fruit d’où la prière s’écoulera comme une eau fraîche et tranquille. Ce fruit est le renoncement à soi-même. » (Mgr Jean- technique de la prière).

Progressivement notre « salle des pas perdus » (ou des occasions manquées), où le remue-ménage des pensées contradictoires et volatiles, des états d’âme changeants et des passions désordonnées s’en donnent à cœur joie, fait place à la « chambre intérieure » où le Christ nous invite à prier le Père céleste « qui voit dans le secret » de nos cœurs (Mat 6/6).

* Pour découvrir cette chambre intérieure, creuser en nous cette grotte, ce temple où Dieu réside, les pères nous invitent, non seulement à « dire » la prière plusieurs fois par jour, mais surtout à la vivre, à l’incarner dans notre quotidien.

Et, pour qu’elle s’incarne en nous, nous pourrions commencer à prendre l’habitude de ne pas la réciter d’une traite, de manière machinale, comme c’est souvent le cas, sans y attacher plus d’importance que ne le fait l’enfant qui chante une comptine.
Il est bon de nous arrêter à un mot, une phrase, un petit passage (par exemple : « Notre Père »…. « Abba »….« Que Ton Nom soit sanctifié »… « Que ta volonté soit faite » etc…) en répétant ces quelques mots, pour nous en pénétrer, les contempler avec émerveillement, en les intériorisant, les laisser prendre racine, germer en nous, et porter des fruits mûris lentement sous le souffle chaud de l’Esprit Saint.
On peut considérer chaque phrase du Notre Père comme une porte (ou une fenêtre) que nous sommes invités à ouvrir. Si nous ne le faisons pas, elle restera fermée et ne pourra nourrir notre contemplation et notre chemin spirituel.


* La prière donnée par Notre Seigneur est bien plus riche qu’une lecture superficielle (et l’usure de l’habitude, la distraction) ne le laisse(nt) apparaître.
Comme une mer, elle est traversée de plusieurs courants qui se complètent et conjuguent leurs énergies pour donner à la prière sa plénitude, englobant le ciel, la terre et l’enfer, le divin, l’angélique et l’humain.
La prière contient ainsi :
- un mouvement descendant des sphères célestes à notre terre, voire à nos enfers, de Dieu le Père à Satan.
- un mouvement ascendant, si nous partons de la fin et grimpons comme une échelle des enfers vers le ciel. Ce chemin nous mène de la condition d’esclave (prisonnier de Satan) à celle de Fils de Dieu.
C’est le chemin proposé par Mgr Antoine Bloom (« Prière vivante ») et le frère ALain Noël (« Le Notre Père échelle de salut »).
- un mouvement communautaire : qui part de celui qui prie (dans sa chambre intérieure) vers la fraternité des hommes en prière.

* La prière du Seigneur, nous l’avons déjà évoqué, contient deux grandes parties et 7 demandes essentielles…

Le chiffre 7 n’est pas le fruit du hasard : il symbolise la totalité, la plénitude, comme on le voit dans de nombreux passages de la Bible (nombre de jours de la Genèse et de la semaine, chandelier à 7 branches (Menorah) dans le Nouveau Testament (7 dons de l’Esprit , 7 diacres, pardonner 7 x 77 fois…) et en particulier dans l’Apocalypse (7 églises, 7 archanges, 7 sceaux, les 7 trompettes…)

Mais à y regarder de plus près, on s’aperçoit que la louange est étroitement unie à l’attitude de demande car la prière comprend aussi deux parties distinctes et complémentaires :

+ La première partie qui comprend trois demandes ou trois invocations:

Notre Père qui es aux cieux (ou céleste)
Glorifié (sanctifié) soit ton Nom !
Qu’arrive ton Règne !
Que ta volonté soit faite !

Sur la terre comme aux cieux (au ciel).

est centrée sur Dieu et résonne comme une louange à son Nom, à son règne à sa volonté sainte.

+ La seconde partie, qui contient quatre demandes, concerne notre vie terrestre et nos besoins spirituels vitaux :

Donne nous aujourd’hui notre pain substantiel
Remets nous nos dettes comme nous remettons à nos débiteurs
Ne nous laisse pas entrer dans la tentation (ou succomber à l’épreuve)
Délivre du Pervers (du Diable, du Malin)

* Avant d’aborder les trois premières demandes contenues dans la prière et sans revenir trop longuement sur ce qui a été dit dans la première partie de ce partage, rappelons-nous, car c’est essentiel, que la prière commence par nous mettre en relation, en présence d’une Personne, d’un Dieu PÈRE (et Mère), un Dieu qui a des entrailles, un ventre matriciel (Rah’amin), un Dieu d’amour, un Dieu tendre qui attend chaque homme dans le secret de son cœur.
Abba, Père, Papa, Notre Père…

Le cœur humain peut devenir un temple, un « Saint des saints », le tabernacle de la Présence divine.
« Nous viendrons et ferons en lui notre demeure » (Jean 14, 23)
dit Jésus.

Nous avons une immense responsabilité vis-à-vis de nous-mêmes et de l’humanité tout entière (sur laquelle notre état intérieur rejaillit, en bien comme en mal) : celle de transformer notre cœur de pierre en cœur de chair pour y accueillir Dieu et la chaleur de son Amour.

« Dès que l’homme entre en lui-même et retrouve le vrai silence, il sent comme une attente qui vient du Père, qui est présent dans le secret (Mt 6,6). Le Père parle par son Fils, sa Parole. Elle n’accable pas, elle témoigne de sa proximité immédiate : « Voici que je me tiens à la porte et je frappe » (Apo 3, 20) (Paul Evdokimov, L’amour fou de Dieu p.37)

Quel renversement de perspective ! Dieu, patiemment, humblement, attend l’homme dans la chambre de son cœur.
Nous pouvons dire, comme Jacob :

«  Dieu était là et je ne le savais pas » s’écrie Jacob (Gen 28 ,16)

* Nous pensons parfois que notre prière est un effort pour atteindre Dieu qui serait loin de nous, dans un ailleurs, hors de notre portée, alors que le Christ nous montre au contraire qu’Il est tout proche et que c’est Lui qui nous attend au cœur de nous-mêmes !

Le cœur humain, accessible à chacun de nous dans le secret, dans le silence, est devenu le vrai lieu de la rencontre amoureuse entre l’être humain et un Dieu tendre, aimant, paternel !

« Nous sommes engagés à entrer, non dans les pièces cachées d’une maison, mais dans la chambre de notre cœur et à prier Dieu dans le secret de notre esprit » (St Hilaire de Poitiers)

*

Je ne reviens plus sur les premiers mots de début de la prière : « Abba, Père céleste, Notre Père qui es aux cieux », et je vous invite à relire la première partie de l’exposé où nous avons vu le caractère essentiel, vital, (dans la prière et dans la vie) de cette paternité divine et de la filiation qu’elle révèle entre le Père et le Fils, mais aussi entre le Père divin et nous.
Et aussi de la fraternité bouleversante que le Christ, dans son amour infini, crée avec nous qu’il appelle ses frères (Jean 20/17 et Mat.28/10).


* Les trois premières demandes

Les trois premières demandes ne sont pas simplement des demandes. Elles expriment plutôt un désir, celui de voir glorifier Dieu, son règne advenir, et sa volonté s’accomplir en nous et parmi nous, comme déjà ils le sont dans les cieux, dans le monde angélique et la communion des saints.
Ce sont des cris d’espérance et de joyeuse reconnaissance, et aussi des bénédictions qui relient la terre au ciel.

« L’adoration des trois premières demandes chante la grandeur de Dieu Notre Père » (Carmignac, page 112)

« Sur la terre comme aux cieux, que Sanctifié soit Ton Nom ! Oui !
que Ton Règne advienne et Ta volonté sainte et bienfaisante soit accomplie sur terre (par les hommes) comme au ciel (par les saints et les anges) ! ».

* Ce qui est magnifique, c’est que nous ne débutons pas la prière en pensant à nous-mêmes, à nos besoins, par des demandes « terre à terre » qui nous concernent, mais nous la commençons en rendant gloire à Dieu, à Son Saint Nom, à Son règne, à Sa volonté.
Dès les premiers mots de la prière, nous sommes orientés dans la bonne direction : vers le Père, la Source, le Principe duquel tout vient et vers lequel tout retourne
.
« La piété populaire voudrait commencer la prière par ce qu’il y a de plus utile et de plus immédiat. Nous sommes ainsi faits que nous avons tendance à demander d’abord quelque avantage et quelque bienfait qui contenterait notre petite façon de concevoir ce qui nous est utile et qui satisferait nos désirs liés à nos préoccupations terrestres. Il faut un regard de contemplatif et de croyant pour penser à demander en premier lieu ce qui concerne la gloire du Seigneur. La prière du Notre Père fixe d’abord la fin à atteindre et, dans un mouvement descendant admirable, invite à demander les moyens nécessaires pour y parvenir » (Airaud).

Le début du Notre Père nous décentre donc de nous-mêmes et nous tourne vers Dieu.
Nous sommes dès le début placés dans le bon axe, comme l’aiguille d’une boussole…
Nous rendons gloire à Dieu car nous recevons ses bienfaits.
C’est en prenant conscience des dons qu’Il nous fait, en Lui donnant notre confiance, notre élan du cœur que nous recevons en retour de nouveaux dons et en particulier celui de la grâce, des énergies divines, car…

«  personne ne peut rien prendre qui ne lui soit donné du ciel » (Jean 3, 27 et 6, 65)
et…
«  donnez et l’on vous donnera, demandez et vous recevrez » (Luc 6, 38)

Dès l’ouverture de la prière, nous sommes invités à prendre conscience de cet échange, de cette circulation de dons et de d’accueil réciproques entre Dieu et nous.
Nous sommes, dès les premiers mots, placés dans ce qui est essentiel dans notre tradition chrétienne : la relation entre des personnes libres, nourrie d’échanges constants de dons et de réceptions mutuels.

La relation amoureuse de personne à personne est au centre de la théologie chrétienne.
Elle est la source de la connaissance et de la prière. Le moteur de notre transformation personnelle.
Dieu n’est pas extérieur à nous. S’Il l’est, c’est qu’Il nous est encore étranger et on ne peut ni le connaître, ni l’accueillir, ni le prier.
Il nous aime si profondément qu’Il irradie notre être intérieur, si nous en prenons conscience et si nous lui ouvrons l’espace de notre cœur, de notre intelligence, de notre esprit, de notre corps même.
La seule approche de Dieu dans notre Tradition est l’Amour. Pour accueillir en nous l’Amour divin des trois Personnes divine, nous devons être dans un état amoureux, fruit d’un désir que les pères n’hésitent pas à qualifier d’érotique.

Le père Sophrony écrivait :

« Plus une personne aime Dieu, plus elle Le connaît…l’amour unit l’être profond. Tout rejet des autres et toute fermeture nous prive de vie. La prière, l’amour et les larmes nous rapprochent de la « science » la plus noble qu’est la connaissance du Père, du Fils et de l’Esprit saint » (Exposés ascétiques cité par N. Sakharov –J’aime, donc je suis p. 28)
« Seule l’habitation en nous du Père, du Fils et de l’Esprit Saint peut nous donner une connaissance authentique de Dieu. » (idem)

Dans la tradition biblique et chrétienne, amour et connaissance sont étroitement mêlés, sinon même confondus. On ne peut connaître sans aimer et on ne peut aimer sans accéder à une connaissance véritable de l’être aimé.

* Les trois premiers phrases de la prière ne peuvent être considérées comme des demandes au sens étroit, mais sont des cris du cœur. Elles expriment un assentiment enthousiaste à l’Etre divin en Trois Personnes (le Père que l’on prie, le Fils en qui le saint Nom est sanctifié et l’Esprit qui inaugure le Royaume de Dieu sur la terre comme au ciel).
Prenons conscience de cette confession : nous n’invoquons pas seulement le Père, mais, à travers Sa Sainteté, Son Nom et Son Règne, le Fils et l’Esprit Saint.

« La révélation trinitaire s’inscrit aussi dans la prière que nous a enseignée Jésus lui-même, le Notre Père, dont les premières demandes invoquent les Trois Personnes divines.
Car le Fils est le Nom éternel du Père, il a sanctifié le Nom jusqu’à la mort sur une croix, et le Royaume s’identifie à l’Esprit. » (Olivier Clément – Sources p.58)

Eveillons-nous à cette réalité essentielle : nous entrons ainsi en communion non seulement avec le Père explicitement invoqué, mais aussi avec les Trois Personnes divines.
Nous pénétrons par le cœur et l’esprit dans cette circulation d’énergie et d’amour qui caractérise les relations trinitaires où chaque Personne divine rend gloire à l’Autre en lui disant (c’est une image) : « Toi d’abord ! ».
Nous pouvons ainsi entrer dans cette danse, cette chorégraphie (racine grecque du mot « périchorèse » : « danse autour », « danse en rond », ronde) de l’amour trinitaire, même si c’est de manière limitée par notre lourdeur terrestre.
Mais, au-delà de cette pesanteur actuelle, notre esprit peut « se mouvoir avec agilité » (comme le dit Baudelaire dans un autre contexte), dans l’émerveillement et la joie que nous donne la découverte de la Vie et de l’Amour trinitaires.

* Le début du Notre Père c’est l’être humain qui dit à Dieu : « Toi d’abord ! »

« Que, sur la terre comme au ciel, ton Saint Nom soit glorifié, que ton Royaume advienne, Que Ta volonté soit faite ».
Oui, de tout mon cœur, de tout mon esprit, de tout mon être, corps-âme , esprit, j’adhère à ce désir que Dieu remplisse tout en tous ! (Eph. 1, 22)


SUR LA TERRE COMME AU CIEL

Nous avons l’habitude de dire cette phrase après « que ta volonté soit faite » comme si elle ne se rapportait qu’à celle-ci.
C’est une erreur de perspective qui restreint la portée de cette affirmation.
On doit plutôt, de manière plus large et plus riche, l’associer aux trois demandes.

La sanctification du Nom, l’avènement du Règne et du Royaume, l’accomplissement de la volonté du Père doivent rayonner sur la terre et le ciel, qui désignent symboliquement toutes les parties et tous les êtres créés du monde visible et invisible.

* L’on cite deux fois le ciel ou les cieux dans le début de la prière : « Notre Père des cieux (ou Notre Père céleste) et « sur la terre comme au ciel ».

Les « cieux » ne désignent pas un lieu matériel, localisable (comme le ciel bleu derrière les nuages).
C’est une expression très riche qui évoque plusieurs réalités.

* Première réalité : le monde invisible où vivent les anges et les saints dans le rayonnement de la gloire divine.
Nous avons, dans notre société hyper matérialiste, oublié cette partie essentielle de la Réalité, obnubilés par le corps, la matière, la science, la technique…oublieux du monde invisible et de la réalité spirituelle pourtant infiniment plus grande (quantité) et plus évoluée (qualité) que notre « plancher des vaches », et même que notre système solaire…et même que notre galaxie qui, clin d’œil de l’Esprit Saint, s’appelle très justement la galaxie de la Vierge.

Mgr Jean rappelle à ce propos :

« L’Eglise enseigne que le monde visible, ou que nous nommons ainsi – c'est-à-dire le système solaire avec notre terre et sur cette terre l’humanité – représente symboliquement un sur cent (1%), et que le vaste monde invisible, le monde angélique, représente 99%...
L’univers cosmique n’est qu’une poussière…dans l’océan illimité du monde angélique, et ce dernier n’est que l’effilé d’une pointe dans l’Immensité divine. Saisissez-vous le renversement de vision ? Dès l’enfance, notre esprit fragile s’est accoutumé à regarder le monde autrement qu’il n’est. » (Technique de la prière)

N’oublions pas que nous évoquons le monde angélique en termes de myriades…c'est-à-dire un nombre infini, illimité.

* Deuxième réalité
Il est important de nous souvenir aussi que ce monde céleste n’est pas seulement extérieur à nous. Comme toute réalité spirituelle, nous le portons en nous.
Il n’est pas un « ailleurs », un lieu différent de notre espace intérieur (que nous l’appelions le cœur ou l’esprit) qui est capable de porter une réalité invisible qui dépasse notre perception immédiate :

«  Nous portons au-dedans de notre corps humain - plus profondément même : au-dedans de notre âme humaine – un monde spirituel humain avec, au centre, la demeure de Dieu. Trois cercles.
Mais dans la demeure divine établie au centre de notre être, la Trinité n’est pas seule : elle est environnée de son ciel ; tout le monde angélique est en nous. » (Mgr Jean – technique de la prière)

Avons-nous conscience d’être le « temple de l’Esprit Saint », comme l’écrit magnifiquement St Paul (1 Co 6/19) ?
Jésus nous dit aussi cette parole bouleversante (au sens propre : qui peut bouleverser nos vies si nous en prenons conscience) :

« Nous viendrons et nous ferons en vous notre demeure » (St Jean 14 , 23).

« Concevez une seconde que vous êtes le temple du Saint Esprit, comprenez la profondeur et la complexité de l’être humain et vous réaliserez jusqu’où est tombée notre conscience » (Mgr Jean - Technique de la prière).

* Troisième réalité
Les cieux désignent, de manière métaphorique, la transcendance du Père céleste, son caractère incréé, inaccessible, incompréhensible...
Le Père n’est pas localisable. Rien ne peut le contenir, Lui qui contient tout et tous.

« Les cieux sont en Dieu plus que Dieu n’est dans les cieux, car l’ailleurs auquel nous aspirons n’est pas un lieu mais un mystère infini d’échange d’amour. » (Airaud)
« Dire que Dieu est aux cieux, c’est donner à toute notre vie une direction qui dépasse la terre. » (Un moine de l’Eglise d’Orient p. 23)

Dans le Principe (c'est-à-dire le Père), Dieu n’habite pas sur terre qui, elle, est bien un lieu, celui des créatures que nous sommes.
La terre est le milieu, la demeure provisoire des êtres humains.
Provisoire car « le ciel et la terre passeront » (Mat. 24, 35) dit le Christ. C'est-à-dire la terre telle que nous la connaissons, telle que nous la percevons et aussi le ciel limité que nous percevons).
Mais elle est aussi définitive en ce qu’elle est appelée à s’unir au ciel illimité, à être transfigurée, à entrer en communion avec le monde invisible où matière et esprit apparaîtront unies, complémentaires, réunies en l’homme transfiguré comme elles le sont déjà dans le Christ ressuscité.
Car, avec l’Incarnation du Fils de Dieu le créé (la terre) est entré en contact intime avec l’Incréé (les cieux), la « terre » avec le « ciel ». Le feu est entré dans le fer (notre matière), le Souffle divin gonfle les voiles de notre humanité

Le ciel est descendu sur terre et peut entrer dans nos cœurs, Temple et Trône de Dieu.

* Pour résumer tout cela, laissons à nouveau la parole à Mgr Jean :

« Lorsque nous chantons Notre Père qui es aux cieux, nous signifions donc que, au-delà de nous, vit l’infini cosmos angélique, spirituel, dont nous ne sommes qu’une infime parcelle ; que Dieu n’est pas seul, qu’Il est entouré des saints, des anges ; et que les cieux ne figurent pas seulement les hauteurs spirituelles englobant l’univers, mais qu’ils sont en nous » (Technique de la prière)


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* *


QUE TON NOM SOIT SANCTIFIE

* Rien dans le Notre Père n’est évident.

Les mots employés sont simples, ils appartiennent au langage commun. Et pourtant, leur sens ne saute pas aux yeux.

Mgr Jean de St Denis souligne qu’il y a là une pédagogie divine, typique de l’enseignement du Christ : employer des mots simples et des images pour révéler des mystères, des choses profondes qui ne peuvent être cernées, ni clairement exprimées par notre langage habituel et par notre intelligence rationnelle.
Garder le sens ouvert pour éviter d’appauvrir le mystère et de nous installer dans le confort somnolent de ceux qui pensent avoir tout compris… et qui s’endorment dans une ignorance béate (ce qui nous guette tous !).

Ecoutons Mgr Jean s’exprimer à ce sujet :

« Admettons un instant que l’Ecriture sainte ou l’enseignement spirituel d’une prière telle que le Notre Père se livre pleinement, que tout y soit aisé, sans matière à discussion. Qu’adviendra-t-il à l’âme humaine ? Elle s’installera dans cette compréhension comme dans un fauteuil…et la mort survient précisément lorsque l’homme a trouvé le confort…
Le but de l’Ecriture Sainte et de l’enseignement spirituel est précisément la vie, le progrès et l’évolution de l’âme. C’est la raison pour laquelle ils adoptent un double aspect : des éléments directs qui nous surprennent si fort qu’ils s’identifient à notre être et des éléments incompréhensibles et déroutants…
La prière dominicale possède ce double visage, direct et simple, et profondément énigmatique à la fois. La vulgarisation n’est pas le fait du Verbe incarné ! La religion des masses n’a jamais donné de bons résultats, car elle endort et tue…
Tout est simple et énigmatique dans le Notre Père. » (Technique de la prière)

* Ce caractère énigmatique s’applique bien à cette première demande : 
« Que Ton Nom soit sanctifié ».
En effet, pourquoi demander que le Nom du Dieu trois fois Saint soit sanctifié, comme s’il ne l’était pas ?
N’est-ce pas vouloir remplir un verre déjà plein !

Pourtant, nous devons faire confiance au Verbe incarné : Il sait ce qu’Il dit (sinon, où allons-nous ?) et les mots qu’Il emploie dans l’unique et très courte prière qu’Il nous a donnée, ne sont pas là par hasard. On s’en doute…

* Pour tenter de nous approcher du sens de cette première demande – je dis bien « tenter » car le sens profond est si riche qu’il ne pourra être épuisé en quelques phrases, ni même en quelques heures – nous pouvons isoler momentanément les trois mots de cette phrase : le Nom, la sanctification et le verbe passif « (qu’il) soit ».
Trois corbeilles dont nous allons essayer de détailler le contenu.


1-_ LE NOM

Peut-on nommer Dieu ? Pourquoi Le nommer et comment Le nommer ?

Ce ne sont pas des questions anodines, car beaucoup de gens sur terre ne nomment pas Dieu, soit parce qu’ils ne le peuvent pas, soit parce qu’ils ne le veulent pas.

Ils ne le peuvent pas ?
Parce qu’ils ne connaissent pas Dieu, ou s’en font une idée très floue…Et nous prions d’ailleurs dans les litanies pour ceux qui cherchent Dieu « sans encore pouvoir le nommer », pour qu’ils parviennent un jour à la découverte du Nom de Dieu (et de Dieu tout court).

Ils ne le veulent pas ?
Cela semble étonnant à première vue. Si on admet l’existence de Dieu, pourquoi ne pas le nommer ?
Il s’agit ici de ceux qui admettent l’existence du divin, d’une déité ou même de dieux ou d’un Dieu sans visage, mais préfèrent ne pas le nommer car ils soulignent le fait que Dieu est innommable.
Les tenants de l’apophatisme radical énoncent : on ne peut rien dire de Dieu. Il est radicalement inconnaissable et aucun nom ne lui convient.
Chaque nom qu’on lui donne est inadéquat et rabaisse, amoindrit Dieu en le limitant, ce qui est vrai .
On retrouve un écho de cette attitude de saisissement silencieux devant le divin inconnaissable chez les pères (Denys l’Aréopagite en est la champion toutes catégories). Mais aussi, notamment, chez St Grégoire de Nysse et St Grégoire de Nazianze :

« Ô Toi, l’Au-delà de tout, comment T’appeler d’un autre nom ?
Quel hymne peut Te chanter ? Aucun mot ne T’exprime.
Quel esprit peut Te saisir ? Nulle intelligence ne Te conçoit.
Seul Tu es ineffable…Seul Tu es inconnaissable……
Tu as tous les noms ; comment T’appellerai-je ?
Toi le seul qu’on ne peut nommer ?» (Poèmes dogmatiques)

* En réalité, il ne faut pas oublier que notre Tradition nous enseigne la richesse inépuisable de la pensée antinomique qui énonce toujours, contrairement à toute logique binaire, deux vérités en apparence contraires, en les conservant sur pied d’égalité. Toute notre théologie en est imprégnée. Nous ne disons pas « ou bien ou bien… » mais «  et…et… » (Un seul Dieu en trois Personnes, Le Christ Dieu et homme, Marie Vierge et Mère…).
Si on oublie cette réalité essentielle, on ignore la profondeur et la richesse de la tradition chrétienne orthodoxe.
On peut donc dire : Dieu est inconnaissable (dans sa nature, dans son essence, dans sa transcendance) et, qu’en même temps, Il peut (et veut) être connu.

* En effet, en ce qui concerne la connaissance du Nom, la Tradition nous dit :
oui, Dieu est inconnaissable, invisible, insaisissable, inaccessible (dans sa Nature, son Essence, sa Transcendance)…toutefois, n’oublions surtout pas qu’Il Se fait connaître, qu’Il Se révèle Lui-même (par Sa Parole, son immanence, son Incarnation…). Et par cette révélation, Il se nomme Lui-même et donne aux hommes des Noms par lesquels on peut L’invoquer, Le prier.
Pourquoi faudrait-il faire abstraction du don magnifique que Dieu fait aux hommes dans les Noms qu’Il leur révèle ?

« Notre connaissance (de Dieu) découle d’une Révélation d’en haut » (Père Sophrony)

Attention au risque d’orgueil qui peut nous pousser au refus de nommer Dieu, d’accepter Sa révélation, pour nous perdre dans les sphères éthérées d’un « nuage d’inconnaissance » (je ne vise évidemment pas ici le livre du même nom mais l’attitude qui consiste à refuser de donner à Dieu les Noms qu’Il nous révèle et de préférer honorer un Dieu abstrait, inaccessible, plutôt que le Dieu vivant d’Abraham, d’Isaac, de Jacob et de Moïse, qui parle et Se révèle à l’homme pour que l’homme lui réponde et entre en relation avec Lui). N’est ce pas une forme de refus de son amour extatique?
Attention aussi à l’erreur fréquente qui consiste à parler d’un Dieu extérieur, à discourir à son propos, à l’évoquer en termes intellectuels, avec des paroles qui ne s’enracinent pas dans la Parole vivante du Père. Elles sont comparables aux graines tombées sur le bord du chemin ou dans le sol aride et qui ne peuvent porter de fruits.

Comme l’écrit le père Sophrony :
« Lorsque l’homme prétend parvenir par sa propre intelligence à la connaissance de la Vérité éternelle, il aboutit presque fatalement à la conception d’un Absolu métaphysique, …le Deus absconditus » (La félicité de connaître la Voie p.13)

La vraie connaissance de Dieu échappe totalement à notre intelligence rationnelle non éclairée par la grâce. Elle est communion à son Être, à Son Amour, communion aux trois Personnes divines :

« La connaissance ontologique résulte de la communion dans l’être et non d’une hypothèse intellectuelle » cité par N. Sakharov P. 44)
« La connaissance est avant tout conçue comme une communion existentielle, une communauté de vie » (La félicité de connaitre la voie p.30)

* Lorsque nous nommons Dieu, la position juste, pour nous chrétiens, consiste à dire : c’est vrai, aucun Nom ne peut cerner Dieu ni épuiser son mystère, aucun nom n’est adéquat, seul l’émerveillement peut tendre vers Lui.
Mais nous pouvons aussi, et même nous devons Le nommer car Lui-même parle à l’humanité et lui révèle des Noms qui expriment les attributs de son Être inconnaissable.

« Apophatisme » (négation) et « cataphatisme » (affirmation) sont les deux faces de la prière chrétienne. Les deux mamelles de notre tradition théologique.


* Le NOM dans la tradition biblique

Dans la Bible, le Nom n’est pas une étiquette extérieure, une enveloppe vide, un trompe-l’œil destiné à un premier niveau de piété populaire (alors qu’une « élite » plus avancée en spiritualité pourrait se passer de nommer Dieu en s’immergeant dans le silence contemplatif au-delà des mots).

Les Juifs donnaient à Dieu plusieurs noms traduisant chacun un aspect de son Être, de son action, un attribut (El, Elohim, Shaddaï, Adonaï, Seigneur Sabaoth, Saint, Emmanuel, YHWH…)

Et l’on voit Moïse, interpellé par Dieu au Buisson ardent, qui très naturellement lui pose cette question essentielle :
Quel est ton Nom : En d’autres termes : qui es-Tu ?

Rappelons-nous que pour le sémite (le « porteur du nom » – « shem », le sémaphore de Dieu ?), un être, une chose n’a de réalité, ne vient à l’existence que si elle peut être nommée.
C’est le sens de l’injonction faite par Dieu à Adam : nommer les animaux (Gen 2/20).
Dans la Genèse encore nous voyons le sens apparaître autour des noms : Adamah, Isch, Ischa, Eve, Caïn, Abel, Enoch…
Comme le rappelait père Alphonse Goetmann :

« Chez les anciens Hébreux, le « shem », le nom, enclot la nature secrète d’un être ; il est comme son émanation, sa présence active et mystérieuse. Active parce que c’est à travers son nom que l’être veut se manifester ; mystérieuse, parce que le nom révèle la personne. Ainsi connaître quelqu’un par son nom, c’est le connaître jusqu’aux tréfonds, là où il est unique » (dans « La voix d’un père du désert » p. 189)

* Il est donc très important de pouvoir nommer Dieu pour le connaître et le reconnaître.
Si on reste dans le brouillard épais de l’innommé, dans les limbes de l’informulé, on adore un Dieu abstrait, impersonnel, lointain, théorique, qui n’a pas de Nom ni de visage.

Remarquons que la justesse d’un Nom suppose le discernement, qualité spirituelle essentielle que seul l’Esprit Saint peut nous communiquer.

Car le Nom cerne au plus près (sans jamais y parvenir toutefois) la place, la mission, et la réalité d’un être, d’une chose, sa présence, son essence.
Il n’est pas une simple appellation mais une fenêtre ouverte vers la connaissance de celui, de celle, de ce qui est nommé.
L’absence de nom rejette l’être ou la chose dans l’inexistence. Un nom faux le (la) déforme.

Comme l’écrit Mgr Jean à ce propos :

«  Les choses innommées , pour la pensée chrétienne, n‘existent pas. Les choses faussement nommées sont corrompues et les choses véridiquement nommées sont transformées. Le nom perce la connaissance et l’essence des choses. Il dépasse tout raisonnement discursif, analytique ou synthétique. Il nous fait attraper, nous met en contact avec ce que nous nommons, nous permettant par sa vertu de changer ce qui est nommé. Le nom consciemment et purement articulé projette une telle force que l’apôtre Pierre guérit un malade par le Nom de Jésus. C’est une forteresse et un char d’assaut.
Dieu siège dans son Nom comme chaque être dans le sien.
Dieu se manifeste par Ses énergies qui nous traversent de leurs rayons et par Ses Noms…
Nommer une créature faussement risque de l’anéantir . La nommer justement l’aide à se déifier car le Nom est simultanément image, définition et pensée…
Dieu se donne pas une série de Noms dont chacun soulève un horizon nouveau.» (Technique de la prière)

* Le Dieu qui se révèle à Moïse (et dans toute la Bible) est le Dieu vivant des patriarches. Un Dieu personnel qui se nomme et entre en relation avec sa créature.

Nous le voyons dans le récit du Buisson ardent quand il se révèle à Moïse qui, de manière réaliste et féconde, en bon sémite, lui demande son NOM.

Dans le livre de l’Exode (chapitre 3), il faut insister sur le fait que ce n’est plus l’homme qui nomme Dieu mais Dieu qui Se donne à Lui-même un Nom :

« Je suis qui je suis, qui j’étais et qui je serai » (puisqu’il n’y a pas de temps dans cette expression en hébreu).

C’est un Nom magnifique et mystérieux que l’homme n’aurait pas pu inventer.
Un Nom qui n’en est pas vraiment un, tant il est ouvert et énigmatique.
Ce Nom présente les deux aspects de la connaissance de Dieu que nous avons rappelés : il est à la fois connaissance et inconnaissance. Il dévoile et voile en même temps.
Il est connaissance car Dieu Se révèle comme « Je», c'est-à-dire comme une Personne mais inconnaissance aussi, car l’essence de cette Personne, son être, échappe à la compréhension et sort de notre espace-temps (« j’étais, je suis, je serai simultanément. Je suis qui je suis…).

Qui est-Il en définitive ?  Dieu se donne et demeure caché dans le Nom YHWH:
Perspective vertigineuse d’un Dieu « qui est, qui était et qui vient » comme nous le chantons dans la liturgie.
C'est-à-dire d’un Dieu, existant de toute éternité, mais qui entre avec l’homme et pour l’homme dans un devenir, un dynamisme centré sur la relation de personne à personne.

* Et ce Nom révélé par Dieu a une telle force, une telle présence agissante, une telle puissance que les Hébreux en sont venus à ne plus le prononcer car le Nom de Dieu est redoutable. Il fait enfanter les biches et frémir les forêts !
Ce « Nom » redoutable, avec le temps, est devenu imprononçable en raison de sa charge sacrée trop forte et du respect qu’Il inspire (« Ne prends pas l’habitude de nommer le Saint » dit le Lévitique (23/7) voir aussi Exode 20/7 et Dt 5/11).

Les Hébreux finiront par remplacer le Nom de « YHWH » par des noms moins « chargés » tels Elohim (Dieu(x) ou Adonaï (Mon Seigneur).
« Le Nom » a fini par être identifié à Dieu Lui-même comme le montrent de multiples passages de l’ancien Testament qui désigne Dieu par le simple vocable : « Le Nom » ou le « Saint Nom » ou « le Beau Nom » (Shem tov). Le « Nom » veut dire « Dieu ».
Saint est son Nom (= « Dieu est saint »). Béni est son Nom (= « béni soit Dieu ! »)

« Ceux qui invoquaient son Nom » (Ps 99, 6)
« Tu feras exulter de joie ceux qui aiment ton Nom » (Ps 5/12)
« Je me suis mis à l’œuvre à cause de mon Nom » (Ez 20/9)
« Ils sanctifieront mon Nom » (Is 29/23)
« Que pourras-tu faire pour ton Nom ? » (Jos 7/9)


* …mais revenons à notre prière.

De quel Nom s’agit-il dans la Prière du Seigneur lorsqu’il dit : « que Ton Nom soit sanctifié, » ?

Avant tout, bien sûr, celui de Père auquel la prière est adressée.

« Père céleste, que Ton Nom soit sanctifié ».

Et c’est une radicale nouveauté pour le peuple juif, une audace inouïe, comme nous l’avons déjà dit dans la première partie de cet exposé.
Comme l’écrit Jean Yves Leloup :

« Qui oserait dire à l’Inconnu (YHVH), à la conscience d’être, à « Je suis » (Eyeh), au Sens (El), à l’harmonie des mondes et des êtres (Yah), à l’énergie créatrice (Elohim), à la grande Mère (Shaddaï), au Seigneur de l’univers (Adonaï), à la justice même (Shabbaot) : « papa » ? Qui oserait s’en reconnaître le fils ou la fille ? » (Une lecture spirituelle du Notre Père)

Mais en révélant le Nom nouveau de Père, Jésus révèle nécessairement aussi le Nom de Fils divin.

Jésus nous révèle la proximité ontologique du Père et du Fils, leur caractère indissociable

« Qui m’a vu a vu le Père (Jean 12, 45 et 14, 7)
« Moi et le Père sommes un. (Jean 10, 30)

Le Fils est l’Image parfaite, sa Parole vraie (Logos).
Qui le voit voit le Père, qui l’écoute écoute le Père.
Ils sont distincts mais ne peuvent être séparés.

« J’ai manifesté ton Nom aux hommes. » (Jean 17, 6 et 26)
« Garde en Ton Nom ceux que tu m’as donnés. » (Jean 17, 11-12)
« Père glorifie ton Nom. » (Jean 12, 28)

Le Nom du Père (c'est-à-dire Sa Personne, sa présence, sa gloire, son rayonnement) est manifesté, révélé par le Fils, son Verbe, sa Parole.
Nous ne pouvons connaître le Père que parce que le Fils nous le révèle.

« Celui-ci est mon Fils Bien-aimé qui a toute ma faveur . Ecoutez-Le. »  (Mat 12, 18 et Marc 1, 11).

* C’est pour cela que la tradition établit une correspondance étroite entre cette première demande (« Que ton Nom soit sanctifié ») et l’oeuvre du Fils de Dieu (comme elle le fait entre la seconde demande et l’Esprit saint comme le verrons ci-après)

« Que Ton Nom soit sanctifié : Fils et Verbe ; c’est au Nom du Christ que le monde est sauvé. Il est le Nom, le manifesté du Père non manifesté » (Mgr Jean Technique…)
« Le Nom du Père qui subsiste éternellement, c’est le Fils. » (Maxime le Confesseur)

* Mais nous serions bien incomplets si nous oubliions le rôle fondamental et révélateur de l’Esprit Saint qui « gémit ineffablement au-dedans de nous » et murmure le Nom du Père (Gal 4/6, Rom 8/ 15 et 26) et sans lequel nous ne pouvons reconnaître Jésus comme le Fils de Dieu (1 Co. 12/3).
L’Esprit Saint inscrit les Noms divins dans nos cœurs en lettres de feu car il nous livre « les secrets de Dieu » (1 Co 2/10 et svts).
Et, de manière étonnante, l’Esprit Saint Lui-même n’a pas de nom ! Car le Père Lui aussi est Esprit et Il est Saint. Le Verbe aussi est Esprit et Il est Saint.
On peut dire que l’Esprit Saint, qui accepte de ne pas avoir de nom spécifique, révèle le Nom des deux autres Personnes divines mais ne révèle pas le Sien.
Sans doute découvrirons-nous son Nom dans le monde transfiguré, lorsque toutes choses cachées seront dévoilées… (Mat 13, 35 et Mat 10, 26 , Marc 4,22 et Luc 8, 17)

* Nous pouvons donc prendre conscience que le Nom de Dieu invoqué dans la prière n’est pas seulement celui du Père, mais celui des trois Personnes divines que nous révèle Jésus : le Père, le Fils et l’Esprit Saint.
Le Nom divin désigne donc la Divine Trinité tout entière, sans que l’on puisse séparer les Personnes qui n’ont qu’une nature, une volonté unique, une action commune, un seul amour.


2 - LA SANCTIFICATION

* Que veut dire « sanctifier » le Nom de Dieu, c'est-à-dire Dieu Lui-même, Père, Fils et Esprit Saint ?

Nous savons que la sainteté de Dieu est ce qui le caractérise avant tout.
A tel point que parler « du » Saint, « du seul » Saint, c’est parler de Dieu.

* Rappelons que nous ne cessons de proclamer la sainteté de Dieu dans nos chants liturgiques
« Agios O Theos, agios Ischiros, Agios Athanatos… Sanctus Fortis… Saint le Seigneur… » (« Agios » chanté après le praelengendum)
« Agios, Sanctus, Saint, le Seigneur Dieu » (proclamation diaconale avant l’évangile)
« Saint, Saint, Saint le Seigneur… » (chanté après l’évangile)
«  Saint, saint, saint, le Seigneur Sabaoth » (chant des anges pendant le canon eucharistique)


* Comment aborder la sainteté ? Car elle est multiforme et ne se laisse pas prendre dans le filet (rempli de trous) des mots.

On peut l’évoquer avec d’autres mots comme la Gloire, le Mystère du sacré, le Poids, la Puissance, la Transcendance…
La sainteté évoque le resplendissement, la densité d’une Présence comme le terme « gloire ».
Dieu rayonne de sainteté comme le feu rayonne de chaleur, le soleil de lumière, ou certains métaux d’une énergie nucléaire phénoménale.

« Faute de mieux on est souvent obligé de traduire par « saint » mais en voyant dans cette « sainteté » une supériorité essentielle…les termes grandeur », « majesté », « toute-puissance », malgré leurs inévitables déficiences évoquent parfois aussi bien que celui de « sainteté » cette ineffable transcendance du Créateur » (J. Carmignac- A l’écoute du Notre Père - p.25)

« La sainteté est l’aspect resplendissant de la majesté du Créateur et la sanctification le blanchiment de toute tache, de toute ombre par la communication mystérieuse de la lumière inaccessible du Tri unique, le dévoilement de la gloire dans ce qui est sanctifié. » (Mgr Jean- Technique de la prière)

* Si l’on remonte à l’étymologie du mot saint en hébreux, nous trouvons le mot « quadesh » (ou « quodesh ») qui signifie « séparé », « autre », « distinct », « mis à part ».
Reconnaître que Dieu est Saint c'est d’abord prendre conscience de son altérité radicale Reconnaître qu’Il est vraiment le « Tout-Autre », qu’Il est Incréé, c'est-à-dire ontologiquement différent du monde créé, des créatures.

La prise de conscience de la Sainteté de Dieu provoque l’étonnement, la fascination et « la crainte et le tremblement ».
On le voit à de multiples reprises dans l’Ancien Testament
Jacob se déchausse quand il prend conscience du caractère sacré du lieu où il se trouve.
Moïse doit se voiler la face au mont Horeb.
Isaïe se sent fragile, minuscule, en danger, en passe de mourir quand il perçoit la gloire de Dieu dans le temple

«  (Des séraphins) criaient « Saint, saint, saint, le Seigneur tout puissant, sa gloire remplit toute la terre ! »…Je dis alors « malheur à moi ! Je suis perdu, car je suis un homme aux lèvres impures…et mes yeux ont vu le Roi, le Seigneur tout-puissant ». (Is 6, 3 et 5)


* Le premier sens de la « sanctification du Nom » est celui-ci : Que la Sainteté de Dieu, Sa gloire, Sa Présence éclatent, se manifestent, qu’elles soient reconnues et adorées, sur la terre comme au ciel.

* Cette manifestation peut prendre différentes formes.

Dans l’Ancien Testament, elle est souvent spectaculaire : Dieu se révèle dans des théophanies grandioses (dans le feu, le tonnerre, une colonne de feu, la voix des grandes eaux, des calamités surnaturelles…) suscitant la prise de conscience d’une Présence terrible, d’une puissance irrésistible qui dépasse l’homme et le fait trembler, le jette à terre dans l’effroi et l’adoration de Celui qui le dépasse infiniment.

C’est alors Dieu qui Se sanctifie Lui-même c'est-à-dire qui manifeste aux hommes sa Sainteté, le rayonnement et le poids de Sa Présence, Ses énergies incréées auxquelles nul ne peut résister.

Peut-être ces passages épiques conviennent-ils mieux à une sensibilité archaïque où il s’agit de « frapper un grand coup » « de marquer les esprits » pour manifester à l’homme mal dégrossi une Sainteté qui l’éblouit.
Quoique nous avons aussi besoin, me semble-t-il, nous qui nous croyons très évolués, d’une « piqure de rappel » de temps à autre… car ne banalisons-nous, n’oublions-nous pas trop souvent la transcendance de Dieu et l’importance du Sacré dans nos vies régies par la technique et la recherche du confort ?

Dieu va changer de pédagogie dans le Nouveau Testament, avec la venue personnelle du Christ dans notre chair.
Plus de théophanies décoiffantes, de phénomènes violents, mais une puissance contenue qui se manifeste dans la faiblesse d’un corps, d’une âme et d’un esprit humains. Dans une « condition d’esclave » comme l’écrit St Paul (Philippiens 2).
Dans la kénose, comme le souligne la Tradition.

Dieu manifeste Sa Sainteté d’une tout autre façon en s’incarnant, en devenant homme Lui-même, mais un homme pleinement réalisé, un Homme sanctifié, un Homme Saint.

« (Dieu) révélera le Visage tant attendu de ce « Je suis » par l’Incarnation du Verbe ; YHWH c’est Jésus de Nazareth, le « Nom que je porterai pour les générations futures, dit Dieu (Exode 3,15).
Avec Jésus, l’amour, la tendresse, la bonté infinis et éternels de Dieu deviennent notre chair et circulent dans notre sang, plus intimes à nous que nous-mêmes selon l’expression bien connue de St Augustin. Par toute sa vie, sa parole, ses gestes et tout son comportement, Jésus sanctifie le saint Nom. » (Amba Shenouda)

La sanctification du Nom divin devient ainsi l’œuvre du Fils, le Christ Jésus qui manifeste et glorifie le Nom du Père, mais révèle aussi le sien (celui de Fils) et l’existence de l’Esprit Saint.
Jésus le répète avec insistance: Il est venu pour manifester le Nom du Père, pour sanctifier son Nom et, dans un même élan, sanctifier aussi le sien :

« J’ai manifesté Ton Nom aux hommes » (Jean 17/6)
«  Je leur ai fait connaître Ton Nom » (17/26)
« Père glorifie ton Nom » (Jean 12/27 -28)
« Maintenant glorifie ton Fils » (Jean / 17…)
« Je me sanctifie pour qu’ils soient sanctifiés » (Jean 17/ 19-24)

Plusieurs Pères soulignent que puisque la sanctification (manifestation, révélation) du Nom divin est l’oeuvre spécifique du Fils, cette phrase du Notre Père met en valeur l’action du Christ. Sanctifier le Nom divin, c’est donc rendre hommage non seulement au Père, mais aussi au Fils qui le révèle pleinement en manifestant son Visage (sa Face – d’où l’art iconographique – « Qui m’a vu a vu le Père »)) et sa Parole (Son Verbe) aux hommes.

Par exemple Maxime le Confesseur :
« Le Nom de Dieu le Père qui subsiste essentiellement, c’est le Fils unique. »
Et Mgr Jean :
« Que ton Nom soit sanctifié s’attache au Père du Fils unique et, en réalité à la présence de ce Fils éternel, Du Verbe Lui-même »


Nous le proclamons d’ailleurs dans la liturgie lorsque le célébrant présente les Saints Dons aux fidèles qui répondent :

« Un seul est saint, un seul est Seigneur, Jésus Christ, à la gloire de Dieu le Père ».

* Sainteté du Père, Sainteté du Fils. Sainteté aussi de l’Esprit Saint qui communique aux hommes ces énergies divines sanctifiantes et qui leur permet de prier le Père et de reconnaître le Fils divin.
St Paul le dit clairement lorsqu’il écrit

« Que Dieu vous donne un Esprit de révélation pour Le connaître » (Eph. 1, 17)
« … Nul ne connaît ce qui concerne Dieu si ce n’est l’Esprit de Dieu…L’Esprit qui vient de Dieu pour connaître les dons gracieux que Dieu nous a faits » (1 Co 2, 6 -14)
« Dieu a envoyé dans nos cœurs l’Esprit de son Fils qui crie Abba Père » (Ga 4, 3-6)
« Nul ne peut dire que Jésus est seigneur (c'est-à-dire de nature divine) s’il n’est inspiré par l’Esprit » (1 Co 12, 3)

* Le Nom de Jésus, intimement uni à Celui du Père, devient lui aussi une force agissante, une puissance de guérison que nous invoquons dans la prière de Jésus.

« Nous sanctifions son Nom par la prière incessante, c'est-à-dire la conscience permanente de Sa Présence et de sa volonté en nous. Cela nous met dans l’axe de son Nom. » (patriarche Shenouda)

Nous voyons très concrètement cette sanctification (glorification) du Nom de Jésus dans les actes des apôtres et dans St Paul.
Par exemple :
« Au nom de Jésus Christ de Nazareth, lève toi et marche » dit l’apôtre Pierre en guérissant un infirme (Actes 3, 6) et il affirme ensuite devant les prêtres : « C’est par le Nom de Jésus Christ…que cet homme se présente guéri devant vous »( Actes 4, 10)
« Quiconque invoquera le Nom du Seigneur sera sauvé » proclame encore Pierre devant la foule (Actes 2, 21).
Dans un autre passage, les apôtres sont dans la joie lorsqu’ils subissent des outrages pour le saint Nom de Jésus (Actes 5,41 et 3 Jean 7)
St Paul écrit qu’il n’existe aucun autre nom par lequel nous pouvons être sauvés
Et que Dieu (le Père) lui a donné un Nom qui est au-dessus de tous les noms pour qu’au nom de Jésus, tout genou fléchisse (Phil. 2/ 9-10)
Les apôtres parlent, agissent, guérissent, se réunissent, sont outragés au Nom de Jésus
Ils portent même le nom du Christ en étant surnommés « chrétiens » (littéralement, ceux du Christ).

*

* Nous abordons maintenant le troisième plan de la sanctification du Nom, sans doute le plus important pour nous, hommes et femmes qui tentons de mettre Dieu au centre de nos vies:

« Que Ton Nom soit sanctifié par nous et en nous ».

Car, au fond, Dieu n’a nul besoin de manifester Son Nom, si ce n’est dans la relation d’amour qu’Il noue avec ses créatures afin de leur communiquer Sa Sainteté

Pour cela il faut d’abord prendre conscience, reconnaître cette sainteté qui, à la fois nous dépasse infiniment et nous est communiquée intimement.

Beaucoup de personnes ne connaissent pas Dieu et ne sont pas éveillées à Sa Présence, à Sa Sainteté.
Au mieux pensent-ils que Dieu existe sans doute, mais qu’Il est loin de nous, abstrait, indifférent….
Le patriarche Shenouda écrivait à propos de ces deux attitudes (oubli de Dieu et absence d’ouverture à la révélation du Père par le Fils) :

« Parce que des millions d’hommes ne descendent jamais dans cette profondeur céleste et que nous-mêmes le faisons si peu, nous prions maintenant pour la sanctification du Nom. Quelle souffrance de savoir que la plupart des hommes ne connaissent pas le trésor qui les habite et ne goûtent pas au véritable bonheur ! C’est le Fils incarné en Jésus Christ qui vient le révéler et le faire connaître »

La sanctification du Nom divin suppose que Dieu soit nommé (par son Nom), c'est-à-dire, connu, reconnu et qu’on Lui donne la place qui doit être la sienne dans notre vie. C'est-à-dire au centre de notre être, dans toutes nos pensées, nos paroles, nos actes…comme le faisaient les premiers chrétiens surnommés les invocateurs du Nom dans un élan enthousiaste (n’est-ce pas là la réalité essentielle de la foi ?) que nous avons le plus souvent perdu :

« Le chrétien est plongé, immergé dans l’Amour, c’est donc par tout son être qu’il doit sanctifier le Nom ! Quand on lit les actes des apôtres, on voit que les premiers chrétiens faisaient tout au Nom de Jésus ; leur vie était vouée au saint Nom. Il était pour eux une force réelle et un soutien puissant au sein du quotidien. D’où cette joie extraordinaire qui rayonne partout dans ces textes et qui était vraiment la tonalité de l’Eglise primitive…Le saint Nom les avait libérés de toute angoisse et ils allaient dans l’arène en chantant la Gloire de Dieu qui les avait visités ! C’est pourquoi nos pères se réjouissaient de répéter le Saint Nom des milliers de fois le long de la journée. » ( Amba Shenouda)

* Invoquer le Saint Nom du Père, le Saint Nom de Jésus, le saint Nom de l’Esprit.
En nous laissant guider par la Parole du Verbe, inspirer par le souffle de l’Esprit.
En nous mettant consciemment dans sa dépendance, son sillage, la présence du Nom, loin de tout orgueil aveugle qui relègue Dieu innommé dans les nuages ou dans un brouillard impersonnel et lointain.

* La sanctification ne se limite pas à invoquer et honorer le Nom trois fois saint, par des paroles, des prières ou des rites, malgré toute la beauté, la richesse et la profondeur de ceux-ci.
Elle implique surtout la transformation profonde de l’être humain appelé à la sanctification personnelle, à la sainteté.
Sous peine de nous retrouver comme dans un miroir, dans ces paroles terribles du Seigneur :
« Ce peuple m’invoque des lèvres, mais son coeur est loin de moi ».(Isaïe 29, 13 – Marc 7,6)

« La sanctification est la communication de cette sainteté.
Nous sanctifions les Dons, nous sanctifions notre vie.
En implorant Dieu que nos vies soient sanctifiées, nous formulons la requête la plus audacieuse que l’on puisse imaginer. Nous avons l’audace de désirer que la sainteté, contemplée avec stupeur par les armées angéliques, la pureté, la splendeur de Dieu, se manifestent dans notre univers et se communiquent à nous. C’est pourquoi, la pénitence et la purification sont nécessaires, sous peine d’être brûlés.
Que ton Nom soit sanctifié demande donc que la majesté de Dieu se transmette, transforme, transfigure le monde, comme elle transfigura même les habits de Notre Seigneur sur le Mont Thabor…. » (Mgr Jean - Technique de la prière)


* Mgr Jean attitre notre attention sur la richesse d’une attitude antinomique dans la sanctification du Nom par nous et en nous.
A la fois, elle nous tire vers le haut, en mettant en valeur la transcendance de Dieu Saint vers lequel monte notre prière.
Et aussi, elle nous intériorise en nous centrant sur notre cœur où Dieu établit en nous Sa demeure.

Ce qui est important, c’est de garder un parfait équilibre entre ces deux mouvements complémentaires : extérieur-intérieur, haut-bas, transcendance-immanence…pas de montée sans descente, pas d’extériorité sans intériorité, pas de transcendance sans immanence…au risque de tomber soit dans un excès de ritualisme, soit dans un excès de mysticisme.
Mais laissons à nouveau la parole à Mgr Jean de St Denis :

« Deux tendances dominent la religiosité humaine (je dis religiosité) : l’une conçoit spatialement la religion : Dieu est en haut et nous en bas, et en priant, nous nous élevons vers Lui. L’autre conçoit la religion à l’intérieur : Dieu est en nous, contraire à ce qui est extérieur. L’enfer est le sous-sol, le monde inférieur…Si vous demeurez, avec les mystiques, dans la seule conception intériorisante, ou si vous ne quittez pas la vision extérieure des hauteurs, vous tomberez dans une mystique incomplète ou une piété extérieure. Le mystique et l’homme pieux sont incomplets. Le chemin véritable n’est point partagé. Celui qui prie réellement s’intériorise et s’intériorisant, s’élève. L’attitude chrétienne précédant la prière consiste, certes, à se placer devant Dieu, mais aussi à abandonner le monde extérieur et à entrer en soi…Ne nous laissons pas entraîner à la superficialité ou à un mysticisme incapable de comprendre le sens cosmique et universel de notre religion. En nous dégageant des couches inférieures de notre être intérieur, nous retrouvons les cieux et, du même coup, notre âme monte vers les hauteurs ». (Technique de la prière)


3 - Que ton Nom « Soit » sanctifié

Nous ne nous étendrons pas longuement sur cette partie de phrase car elle a été expliquée de manière implicite par tout ce qui précède.

« Que soit sanctifié le nom » est au mode subjonctif et a une tournure impersonnelle.

Jésus ne dit pas à l’impératif : « Père sanctifie Ton Nom », ni « sanctifiez le Nom de Dieu ».
Il emploie une tournure neutre pour laisser la phrase ouverte et permettre aux deux directions de rester ouvertes et de se déployer.
Elle inclut donc les deux sens qui viennent d’être cités, comme l’a relevé St Jean Chrysostome (cité par le père Carmignac) :

« Vois comme l’évangile s’exprime avec justesse ! Il ne dit pas : Père sanctifie ton Nom en nous…de peur que Dieu ne paraisse se sanctifier lui-même dans les hommes… et qu’ainsi, Il ne fasse acception de personnes.
Mais il ne dit pas non plus : « Sanctifions ton Nom…de peur que ne paraissent venir que des hommes la sanctification de Dieu.
Il a employé une formule ambivalente et impersonnelle : « Que soit sanctifié… ». En effet, de même que l’homme ne peut faire le bien s’il na pas d’aide de Dieu, ainsi Dieu ne réalise pas le bien dans l’homme si l’homme ne le veut pas. » (Carmignac - p 27)

Cette observation nous rappelle l’importance de la synergie entre Dieu et nous.
Nous y reviendrons plus longuement quand nous aborderons la troisième demande : que Ta volonté soit faite.

Ce que nous venons de dire de la sanctification du Nom peut être synthétisé et redit sous forme de prière en nous tournant vers la Divine Trinité.


PERE, QUE TON NOM SOIT SANCTIFIE

Père céleste, Tu es inconnaissable
Incompréhensible, inaccessible.
Et pourtant, Tu Te fais connaître
Par de multiples Noms qui sont autant de reflets de Ta Sainteté,
Qui dévoilent et voilent Ta Présence.

Tu te fais à connaître par la Révélation
de Ton Fils bien-aimé et de Ton Esprit Saint.
Tu Te révèles comme Père et Créateur,
Saint et Source de toute sainteté.

Tu dévoiles Ton visage qui est celui de l’Amour.

Tu donnes tout ce que tu as et tout ce que tu es
Au Fils et à l’Esprit.

Ta sainteté rayonne sur le visage de Jésus, Ton image parfaite.
Tu nous communiques Ta Sainteté par le don précieux de Ton Esprit
qui répand sur nous, tes enfants, Ta grâce sanctifiante.

Cette Lumière qui vient de Toi,
Comme dans des vases d’argile, fragiles et forts,
nous la portons dans notre corps, notre âme et notre esprit
quand nous ouvrons notre coeur à Ta Présence aimante.

Nous sommes porteurs de la sainteté qui est ta Vie même
Et nous pouvons la faire rayonner parmi nos frères et sur le monde créé
Comme un Feu issu de Toi,
Le Feu de l’Esprit que ton Fils Jésus est venu allumer sur notre terre.

Père très Saint,
que Ta sainteté, Ta Gloire et Ta Présence
éclatent et se manifestent sur la terre comme au ciel,
Qu’elle y soit reconnue et célébrée comme elles le sont par les anges et les saints dans Ton Royaume.

Amen.


*


QUE TON REGNE VIENNE sur la terre comme au ciel


* Le mot hébreu « Malkut », qui est l’équivalent du mot grec « basileia » ; signifie à la fois le règne, le royaume et la royauté, trois termes proches qui désignant une même réalité vue sous des angles différents et que l’on peut résumer en une phrase :
le Roi règne sur un royaume.
Le règne est l’exercice du pouvoir royal tandis que le royaume est l’ensemble spatial, temporel et aussi le groupe sur lesquels règne le roi.

Je rappelle ces évidences pour garder la souplesse et la richesse de sens de cette deuxième demande qui vise à la fois le règne (du Roi) et le royaume.
Ne nous enfermons pas dans une seule signification et, plutôt que de répéter de manière distraite et mécanique « que ton Règne vienne » (ou arrive), nous pouvons dire « que ton Royaume advienne », « que ta Royauté se manifeste »…sur la terre comme au ciel.
Ou encore : « que le Seigneur Dieu, Roi céleste, règne sur son Royaume sur la terre comme au ciel ».

Nous voici en face de plusieurs réalités et nous allons porter l’éclairage sur celle qui me paraît la plus essentielle : celle du Royaume qui revient sans cesse dans le Nouveau Testament.

* LE ROYAUME ?

Voilà une réalité mystérieuse et d’une importance extrême qui est vraiment au coeur de la prédication de Jésus.

Les évocations du Règne ou du Royaume de Dieu apparaissent plus de 130 fois dans le Nouveau Testament (dont 50 fois en Saint Matthieu) !
C’est un, sinon le thème central de son enseignement, comme les Béatitudes qu’on appelle la «charte du Royaume » et qui condensent le contenu essentiel de ce que le Verbe divin veut nous transmettre.

Nous évoquons d’ailleurs souvent le Royaume dans nos prières liturgiques et, en particulier dans l’ouverture du chant des Béatitudes :
« Dans ton Royaume, souviens-toi de nous Seigneur ».
(demande qui fait écho à celle du bon larron sur la croix : « Souviens- toi de moi Seigneur, quand tu viendras dans ton Royaume »).
La première béatitude évoque aussi le Royaume puisque nous proclamons bienheureux les pauvres en esprit parce qu’ils hériteront du Royaume des cieux.

Que signifie cette deuxième demande du Notre Père ?
Cette évocation du Royaume suscite de nombreuses questions :
Qu’est-ce que le Royaume ? Qui en est le roi ? Quand et où adviendra-t-il ? Comment y entrer ? Comment favoriser sa venue ? 

Mais avant d’aborder ces questions, je vous invite à une petite rétrospective historique dans l’ancien Israël , avant la venue du Christ pour y trouver les signes avant-coureurs du Royaume.

* Les annonces du Royaume dans le premier Testament

Le thème du Royaume de Dieu est ancien.

Il ne jaillit pas dans la bouche du Christ comme une parole nouvelle et imprévue, mais plonge ses racines dans l’Ancien Testament.
La conviction que YHWH est le Roi qui règne sur son peuple Israël apparaît après l’Exode, quand le peuple hébreu s’installe au pays de Canaan.

Parmi de nombreuses autres, quelques citations pour illustrer cette réalité :
« Que le Seigneur soit votre Roi ! » (Jg 8,23)
« Qui est-il ce Roi de gloire ? Le Seigneur tout-puissant ! C’est Lui ce Roi de gloire. » (Ps 24, 7-10)
«  Je vis le Seigneur assis sur un trône très élevé » (Is 6, 1 à 5)
« Le Seigneur règne à tout jamais » (Ex 15,18)
«  Le Seigneur a son trône dans les cieux, Sa royauté domine tout» Ps 11,4 et 103,19)
«  Le Seigneur, le Très-Haut, le grand Roi par toute la terre, Chantez pour Dieu, chantez ! Chantez pour notre Roi, chantez ! Car le Roi de toute la terre c’est Dieu, chantez pour le faire savoir. Dieu règne sur les nations, Il est assis sur son trône sacré. » (Ps 47)

La Loi donnée à Moïse par le Souverain de l’univers est une manifestation de son règne et la reconnaissance de sa royauté par ses sujets.
Leur vie quotidienne est régie totalement par cette Loi qui émane de Dieu-Roi et les relie à Lui.

Même quand Israël va instaurer le régime politique de la monarchie, elle verra le roi comme choisi et subordonné au Roi des rois, YHWH qu’il représente.

« Le Seigneur, Dieu d’Israël m’a choisi sur Israël » proclame le roi David (1 Ch 28,5)
« Vous résistez à la Royauté du Seigneur qui est entre les mains des fils de David » dit le roi Abiya (2 Ch 13,8)

Le premier Testament rappelle constamment que les rois sont de bons rois s’ils se soumettent à YHWH et lui obéissent en tout. De mauvais rois s’ils s’en écartent et égarent le peuple loin du Seigneur des seigneurs.

La chute de la dynastie du roi David après la prise et la ruine de Jérusalem en l’an – 587, a pour cause la rupture, la désobéissance des rois envers Celui dont ils ont reçu le pouvoir et qu’ils ont trahi.
Mais ces événements dramatiques vont susciter une nouvelle prise de conscience en Israël.
Le traumatisme collectif que l’exil représente pour le peuple hébreu va favoriser l’apparition de deux thèmes nouveaux qui vont prendre de plus en plus d’ampleur dans la pensée religieuse juive :
D’une part, l’attente d’un Messie qui doit restaurer Israël dans sa dignité de peuple élu et dans sa fidélité à YHWH. On le voit chez tous les prophètes.
D’autre part, le caractère eschatologique du Règne de Dieu. Cela se manifeste par la prolifération de la littérature apocalyptique (dont celles de Daniel, d’Isaïe, d’Enoch, de Moïse, de Baruch…les psaumes de Salomon) où le Roi des rois viendra juger l’Univers.

On voit apparaître dans ce contexte la célèbre prophétie d’Ezéchiel sur la venue du Fils de l’Homme qui vient sur les nuées du ciel.

« Par-dessus le firmament qui était sur leurs têtes, telle une pierre de lazulite, il y avait la ressemblance d’un trône ; et, au-dessus de cette ressemblance de trône, c’était la ressemblance, comme l’aspect d’un homme, au-dessus, tout en haut…je vis comme l’aspect d’un feu et d’une clarté tout autour de lui…C’était l’aspect, la ressemblance de la gloire du Seigneur. Je regardai et je tombai sur mon visage et j’entendis une voix. » (Ez. 1, 25 et suivants)

On voit poindre, avec cette apparition du Fils de l’Homme, l’annonce de l’homme-Dieu, de la venue du Verbe divin dans notre chair.

Ainsi se forme progressivement, dans la pensée biblique, la conviction que le Royaume de Dieu n’est pas de ce monde, mais appartient à une Réalité future, en gestation.
Et aussi celle que l’avènement du Règne de Dieu implique une rupture dans l’espace et dans le temps : un autre monde meilleur va surgir à la fin des temps (du temps historique) marqués par le règne du mal.
Notons cependant que les avis sont partagés : si les plus spirituels d’entre les Juifs attendent l’avènement d’un Royaume intérieur, une conversion du cœur rappelée par les prophètes, de nombreux autres y verront une réalité à la fois terrestre, avec la venue du Messie humaine descendant de David, et la restauration d’Israël dans sa gloire d’avant l’exil et une réalité céleste.

° Il est aussi bon de relever que la tradition juive elle aussi appelle de ses vœux l’avènement du règne de Dieu dans une prière très connue : le Quaddish, qui préfigure le Notre Père :

« Que soit magnifié et sanctifié son grand Nom…
Qu’Il fasse régner son règne en nos vies et en nos jours et dans tous les jours de la maison d’Israël… »

* Le Royaume annoncé et inauguré par le Christ

Il est frappant de constater que l’annonce de la proximité du Royaume se situe dès le début de la vie publique de Jésus annoncé par Jean Baptiste :.
Jean Baptiste lui ouvre le chemin par son appel à la conversion et proclame
« Repentez-vous car le Royaume de Dieu est proche (Mat 3, 2)
Après l’arrestation de Jean, Jésus reprend le même message dès ses premiers enseignements :
« Il disait ; le temps est accompli et le Royaume de Dieu est proche. Repentez-vous et croyez à la bonne nouvelle (« évangelos ») (Marc 1, 14)

Ainsi, Jean le baptiste et Jésus mettent-ils tous deux l’accent sur le repentir lié à la proximité d’un mystère appelé le Royaume.
Jésus inaugure une réalité nouvelle et fondamentale : l’avènement du Royaume de Dieu parmi les hommes.

Je vous propose de mettre en évidence le lien étroit, vital entre la réalité du Royaume et la vie et l’enseignement de Jésus selon deux axes :
- non seulement le Christ évoque constamment le Royaume,
- mais Il en ouvre déjà les portes et il inaugure la venue du Royaume par l’oeuvre de salut qu’Il accomplit parmi nous.

* Première approche : Le Royaume est annoncé par le Christ

Comme nous l’avons dit, le thème du Royaume est au cœur de l’enseignement de Jésus. Il en parle à tout bout de champ et sous de nombreuses formes :
Le plus souvent de manière imagée, en paraboles

Mais que dit-il du Royaume et comment y parvenir ?

Qu’est ce que le Royaume ?

S’il est une chose bien claire (et c’est peut être la seule !), c’est que le Royaume de Dieu est totalement étranger à une conception politique, purement terrestre.
Jésus se dérobe quand on veut le faire roi (Jean 6, 15).

Mais qu’est-il alors ce mystérieux Royaume ?

Le Christ ne le définit jamais de manière simple et claire.
Et c’est normal. Comme il s’agit d’un mystère (c'est-à-dire une réalité qui nous dépasse et qu’on n’en finit jamais de découvrir et de s’y nourrir), il échappe à toute formulation ou description selon notre pauvre logique binaire. On ne peut pas plus le saisir que l’eau d’un torrent dans un filet !

Jésus va donc, tel un peintre impressionniste, évoquer le mystère du Royaume par petites touches colorées, des symboles, des paraboles très imagées qui nous en font humer le parfum.
Les paraboles sont des clés d’accès poétiques et spirituelles à la réalité mystérieuse du Royaume.
Et le Royaume est, comme l’écrit Daniel Marguerat, « à l’horizon des paraboles » (dans « Jésus le sage et Jésus le prophète – dans le monde de la Bible n° 38- 1998).

Je vous invite à relire tout le chapitre 13 de l’Evangile de St Matthieu qui contient la plupart de ces belles paraboles du Royaume.

° Jésus souligne la valeur inestimable du Royaume en le comparant
à une perle précieuse (Mat 13, 45-46),
à un trésor caché (Mat 13, 44).
qu’il faut chercher à tout prix et qui vaut la peine que l’on sacrifie tous ses biens en échange (Luc 12, 31 et Mat 6, 33). Cette affirmation est radicale : le Royaume est plus précieux que toutes nos possessions et sécurités réunies.

° Le Christ compare aussi le Royaume à un filet de pêche qui ramène toutes sortes de poissons (Mat 13, 47) (N’oublions pas que Jésus s’adresse à des pêcheurs !)

° Le Verbe compare aussi le Royaume au monde végétal, caractérisé par une croissance lente et souvent secrète, cachée, enfouie dans le sein de la terre. Une petite plante appelée à se développer, à devenir très grande :

Ainsi les paraboles
- du grain de senevé (la plus petite de toutes les graines mais qui devient un grand arbre capable d’accueillir tous les oiseaux du ciel (toutes les nations) (Mat 13, 31-32 et Marc 4, 31-32),
- de la graine jetée dans le sol et qui germe et croît nuit et jour, sans que le semeur sache comment (Marc 4, 26-29),
- du semeur où la Parole de Dieu est comparée à une graine qui germe dans le sol profond, à condition qu’il soit fertile, débarrassée des ses pierres et débroussaillé de ses ronces (Mat 13, 20 à 22).

° La même idée de croissance est reprise dans la parabole du levain dans la pâte (Mat 13, 33).

Arrêtons-nous un instant sur cet aspect essentiel du Royaume annoncé :
la croissance du Royaume est comparée par Jésus à celle d’un organisme qui grandit en silence.
Sa venue ne se laisse pas observer comme un phénomène extérieur et spectaculaire mais comme un événement discret et intérieur.

« Le Royaume de Dieu ne vient pas de manière à frapper les regards. On ne dira point : il est ici, ou : il est là. Car voici, le Royaume de Dieu est au milieu de vous. » (Luc 17, 20-21)

° Le Royaume prend racine et grandit, mais cette croissance positive est étroitement mêlée, parasitée par celle, négative, d’une autre réalité trop humaine (et même démoniaque comme nous l’avons déjà rappelé): la présence du mal, comme l’évoque la parabole du bon grain et de l’ivraie qui poussent et grandissent ensemble jusqu’au jour de la moisson (Mat 13, 24).
Il faut prendre cette parole du Verbe très au sérieux ; elle nous concerne intimement. Elle parle de notre état intérieur, de notre vie spirituelle car le Royaume est en nous. Dans notre cœur, les élans vers Dieu et Sa Lumière côtoient des abîmes et des ténèbres. Nous progressons cahin caha vers le Royaume dans une croissance lente où bon grain et ivraie s’entremêlent. Comme l’écrit l’apôtre Jacques, nous sommes des êtres au cœur partagé (Ja. 1, 8 et 4, 8).

° On peut ainsi distinguer trois temps successifs de l’avènement du Royaume ou du règne de Dieu :
- celui des semailles (la graine est la Parole divine révélée aux hommes),
- celui de la croissance (c’est le temps de l’Eglise)
- et le temps de la moisson (c’est l’accomplissement du Royaume à la fin du temps historique).

La Parole de Dieu (celle du Verbe) joue un rôle essentiel dans l’apparition et la croissance du Royaume comme le montrent les paraboles déjà citées du semeur et du grain de senevé : c’est la Parole divine qui est la graine du Royaume, du moins quand elle est accueillie par les hommes.

Nous reviendrons plus loin sur cette réalité essentielle du développement temporel du Royaume dans l’histoire et atemporel dans l’eschatologie.
Mais avant d’approfondir ce thème parlons du comportement de Jésus qui incarne déjà le Royaume…

* Deuxième approche : Jésus incarne déjà en actes l’avènement du Royaume de Dieu sur terre.

Il est important de constater que le Christ ne se borne pas à évoquer le Royaume en paroles inspirées.

Par sa manière de vivre, par les guérisons et les miracles qu’il opère…Le Christ nous montre que le Règne de Dieu n’est plus une réalité abstraite et lointaine mais qu’il a déjà commencé à se réaliser sur notre terre.
C’est pourquoi il dit et répète que, non seulement, le Royaume est tout proche, mais qu’il est déjà là quand il accomplit (ou ses disciples) des prodiges :

« Guérissez les malades et dites leur :Le Royaume s’est approché de vous » (Luc 10, 9)
« Si c’est par le doigt de Dieu que je chasse les démons, alors le Royaume de Dieu est venu vers vous » (Luc 11, 20)

Nous allons illustrer cet avènement par trois aspects de l’oeuvre du Christ : les miracles, sa manière d’être et sa résurrection.

° Parlons d’abord des miracles

Les miracles qui accompagnent l’annonce du Royaume en sont les signes avant coureurs qui nous dévoilent une chose fondamentale : la réalité matérielle que nous connaissons (ou croyons connaître) elle-même, est transformée par l’avènement du Royaume où « les pierres elles mêmes crieront » (Luc 19, 40).

A notre époque, les miracles ont mauvaise presse et certains chrétiens sont gênés d’en parler (et aussi d’y croire). Mal à l’aise avec ce qui paraît relever d’une pensée magique, ils préfèrent affirmer, avec les penseurs matérialistes, que les récits de miracles sont purement symboliques, de peur de choquer leurs interlocuteurs. D’où l’expression péjorative « croire aux miracles » (c'est-à-dire faire preuve de naïveté, d’ignorance…).

Or, les miracles sont des théophanies de l’Esprit Saint dans la matière. S’ils sont effectivement contraires aux « lois de la nature » (déchue), ils sont des manifestations éclatantes de la puissance du Christ et de l’Esprit, de la venue du Royaume dans notre matière terrestre et corporelle.
La guérison d’un paralytique, d’un aveugle né, d’un possédé, la résurrection de la fille de Jaïre, de Lazare… entrouvrent les portes d’une Réalité supérieure qui dépasse nos connaissances et notre imagination, toutes deux bien limitées….
C’est le début de la transfiguration de la matière, comme la virginité-maternité de Marie, la très sainte Mère de Dieu.
Par le miracle, l’homme est placé devant un choix qu’il ne peut ignorer : ou bien il se cramponne à ses connaissances limitées du monde et il peut tout au plus donner aux miracles de Jésus une portée symbolique (c'est-à-dire abstraite, désincarnée). Ou bien il s’écrie comme l’aveugle de naissance guéri par Jésus : « Maintenant je vois ! » (et je crois !) (Jean 9, 15 et 25).

Ne sommes-nous pas frappés par les paroles dures que prononce le Christ (et qui sont rapportées par les trois évangiles synoptiques) sur l’incrédulité qui fait obstacle aux miracles (et donc à la manifestation tangible du Royaume) lorsqu’il constate que les habitants de Nazareth, de Chorazim, de Bethsaïda et de Caharnaüm ne croient pas en Lui (Mc 6, 1 à 6 ; Mat. 13, 54 à 56 ; Mat. 11, 20 à 24 et Luc 10, 12 à 16) ?

Il ne vous échappera pas que la première attitude est l’expression d’une résistance fondamentale (et très répandue): le refus d’accepter l’Incarnation de Dieu dans notre matière humaine, en d’autres termes, la puissance de l’Esprit sur la matière.
Comme me le disait un ami tout récemment : la résurrection de Jésus, c’est impossible. Donc je ne peux pas y croire ! CQFD…
Or, la foi chrétienne est fondée sur cette Incarnation, c'est-à-dire l’entrée réelle du Verbe divin dans un corps, une âme et un esprit humains !
Aucune tradition religieuse n’accorde autant d’importance à la matière que la foi chrétienne. Aucune ne la magnifie en la rendant, comme la tradition chrétienne, apte à être transformée, transfigurée par l‘Esprit.
Nier la réalité historique, concrète, des miracles, c’est nier que le Christ était réellement le Fils de Dieu, le Verbe incarné.

Nous trouvons encore deux autres illustrations du lien entre les signes, prodiges et miracles et la venue du Royaume dans deux épisodes rapportés par les évangélistes :
Il s’agit d’abord de l’envoi par Jésus des apôtres en mission que nous trouvons dans l’évangile de Luc (10, 3 à 11) et dans ce passage émouvant où Jean Baptiste, prisonnier d’Hérode, envoie ses disciples pour demander à Jésus s’il est bien le Christ ou s’il faut attendre un autre Messie.
Jésus leur répond :

« Allez rapporter à Jean ce que vous entendez et ce que vous voyez : les aveugles voient, les boiteux marchent, les lépreux sont purifiés, les sourds entendent, les morts ressuscitent et la bonne nouvelle est annoncée aux pauvres » (Mat 11, 4-5)

Ce sont les signes de l’avènement du Royaume annoncés par le prophète Isaïe (35,5).


° Non seulement le Christ opère des miracles, qui montrent que la matière touchée par l’Esprit est transfigurée et participe au dynamisme du salut de tout l’être humain corps-âme-esprit, mais tout son comportement, étrange, étonnant, déroutant, contraire à celui d’un « bon père de famille raisonnable », est celui d’un membre éminent du Royaume

D’abord, au lieu d’affirmer la gloire qui est la sienne, la manière d’être du Verbe incarné est fondamentalement marquée par la kénose, l’abaissement volontaire, l’humilité.
Ce lien étonnant mais fondamental entre l’abaissement, l’humilité, la kénose du Verbe divin et la gloire royale qui en résulte est magnifiquement exprimé par St Paul dans un passage célèbre de sa lettre aux Philippiens :

« Lui qui existant comme Dieu …s’est dépouillé lui-même ; prenant la forme d’esclave…Il s’est humilié lui-même se rendant obéissant jusqu’à la mort et la mort sur une croix. C’est pourquoi, Dieu L’a souverainement élevé et Lui a donné le Nom qui est au-dessus de tous les noms, afin qu’au nom de Jésus tout genou fléchisse au ciel, sur la terre et dans les enfers. Et que toute langue confesse que le Christ est Seigneur à la gloire du Père. » (Ph. 2, 6 à 10)

° Le comportement de Jésus avec tous ceux qu’il rencontre est totalement contraire à notre façon habituelle de vivre et de penser.
Le Christ bouleverse tout : l’ordre établi, le respect maniaque de la Loi, la dureté du comportement de ceux qui se croient les plus religieux des hommes (les pharisiens), ceux qui croient savoir alors que leurs yeux sont éteints et les oreilles sourdes à la voix de Dieu (Marc 8, 18).
Il dénonce, condamne les comportements hypocrites et orgueilleux, l’autosatisfaction...
Il accueille et touche les plus petits, les enfants, les femmes, les plus démunis, les mendiants, les prostituées…

Ce comportement, qui laisse pantois ses contemporains, est celui que Jésus invite à adopter pour hériter du Royaume…

Le Royaume appartient aux petits enfants (Mat 19, 14 et 16, 21 et Marc 10, 14 + 17,21)
Les publicains et les prostituées vous devancent dans le Royaume (Mat 21, 31-32
Celui qui se fera petit sera grand dans le Royaume (Mat 18, 4)
Il faut accueillir le Royaume comme un petit enfant (Luc 18, 16 + 18-22)
Bienheureux les pauvres en esprit, bienheureux les persécutés pour la justice, ils hériteront du Royaume ! (Mat 5, 3 et 10)

Par son humilité, sa compassion sans limite, son amour du plus faible, le Christ témoigne de sa dignité royale.
Toute l’antinomie de cette attitude, à la fois humble et royale, est manifestée lorsqu’il entre triomphalement à Jérusalem, monté, non sur un char ou un cheval de race, mais sur un petit âne. Le Roi Jésus retrouve son humble ami aux longues oreilles et au souffle chaud qui a veillé sur ses premiers balbutiements et l’a réchauffé de son haleine dans l’étable de Bethléem.

Et, ajoute, l’évangéliste Matthieu, rappelant la prophétie du prophète Zacharie (9, 9):

«  Dites à la fille de Sion : voici, ton Roi vient à toi, plein de douceur et monté sur un âne, sur un ânon, le petit d’une ânesse » (Mat. 21, 5)
  C’est pourquoi nous chantons à la fête des Rameaux :
« Gloire, louange, honneur à Toi, Ô Christ Roi rédempteur auquel un choeur d’enfants dit l’hosanna vainqueur ! »

° Sa résurrection

Le triomphe et le couronnement du Roi deviennent manifestes par Sa résurrection d’entre les morts.

La résurrection du Christ est l’annonce de notre propre résurrection.
Comme le proclame St Jean Chrysostome dans ce magnifique texte que nous lisons lors de la nuit pascale :

« Mort où est ton aiguillon ? Enfer, où est ta victoire ? Christ est ressuscité et tu as été terrassé ! Christ est ressuscité et les démons sont tombés…
Christ est ressuscité et la vie triomphe !
Christ est ressuscité et il n’y a plus de morts dans les tombeaux.
Car le Christ est devenu prémices de ceux qui dorment étant ressuscité des morts ! » (homélie pascale de St Jean Chrysostome)

Dans cette perspective eschatologique, le Règne et la royauté de Dieu éclateront au grand jour au moment de la résurrection des morts.
Quand tous sortiront des tombeaux, le Royaume de Dieu sera définitivement établi.

En attendant ce jour du retour du Christ en gloire, la résurrection de Jésus est un événement historique bouleversant qui arrache l’histoire humaine à sa lente dégradation pour lui insuffler le Souffle divin qui recrée, renouvelle la création.

La porte du Royaume est largement et définitivement ouverte par la résurrection du Christ, qui est tellement aveuglante, tellement insupportable pour le monde tombé au pouvoir du Malin, qu’elle est rejetée, moquée, tournée en dérision, comme le Christ Lui-même l’a été (« Salut Roi des Juifs » ! disaient les soldats pendant sa passion (Mat 27, 29. « Pardonne leur, Père, car ils ne savent pas ce qu’ils font » priait Jésus au milieu de ses souffrances sur la croix (Luc 23, 34 ).


° Si nous reprenons la perspective du Royaume, et que nous en rapprochons le récit de la Genèse (et d’autres récits qui émaillent la Bible et la vie terrestre de Jésus), nous constatons que le Royaume de Dieu n’est pas le seul qui peut séduire les hommes : il existe aussi un autre : celui de l’adversaire, du Satan que le Christ appelle de manière très suggestive : « Le Prince de ce monde (déchu) » (Jean 14, 30 et 12, 31)
Et cette « souveraineté » caricaturale, parallèle à la Royauté du Seigneur, travaille activement à maintenir la séparation entre Dieu et l’homme, à tenter égarer l’être humain, même quand il s’appelle Jésus de Nazareth (Luc, 4, 1 à 13, Marc 1, 12-13 ; Mat 4, 1 à 11)
C’est lui qui sème l’ivraie dans le champ (Mat 13,39), lui qui arrache la Parole divine du cœur des hommes (Mat 13,19 ; Marc 4, 15, Luc 8, 12)
Il est menteur et père du mensonge (Jean 8, 44).

Il est important de ne pas oublier l’existence de ces deux royaumes.
Mais aussi et surtout de savoir que le Christ, par son enseignement, par sa vie, par sa résurrection, a vaincu le diable et l’a rejeté du monde qu’il convoite.

« L’enfer a saisi un corps et il s’est trouvé devant Dieu ; il a saisi la terre et il a rencontré le ciel…Christ est ressuscité et les démons sont tombés ».  (homélie précitée de St Jean Chysostome)

Résumons tout cela par une belle citation du patriarche Shenouda d’Alexandrie :

«  Dès les origines, il était prévu que le Créateur règne sur sa création, en soit le Roi et le possesseur. Hélas, le péché, c'est-à-dire la rupture avec Dieu, fit son entrée dans le monde (Rom. 5,12) et fit des coeurs et des volontés des hommes son royaume. Et par le péché entra la mort. La mort a régné, dit St Paul (Rom.5, 14-17) et toute l’humanité fut sous sa dépendance. Mais le péché, c’est le règne du Démon, « prince de ce monde » (Jean 14,30). Dès lors, c’est lui qui domine tout…La Lumière disparut et les ténèbres régnèrent car « les hommes ont préféré les ténèbres à la lumière » (Jean 3, 19).
Lors de son arrestation, Jésus le dit clairement : « C’est ici votre heure et le pouvoir des ténèbres » (Luc 22, 53). Le « Règne » était donc celui des ténèbres sur les pensées et les désirs des hommes. Mais…le Christ, par sa croix et sa résurrection, a jeté dehors le Prince de ce monde » (Jean 12, 31)…Le Royaume est ouvert à tous ceux qui le désirent et qui prient ; « Que Ton Règne arrive !»…
Là où le Règne de la liberté de l’Esprit culmine, presque à donner le vertige, c’est finalement dans le bouleversement extraordinaire et le renouvellement radical qu’introduit la résurrection de Jésus d’entre les morts. Liberté à l’égard du pouvoir de la mort présente au coeur de notre vie, réalité éblouissante où l’angoisse devant l’avenir a perdu sa raison d’être.
Dieu en Jésus Christ, par la puissance de l’Esprit, a franchi l’abîme de la mort et de toutes nos morts. Il nous libère dès maintenant de nos enfers et nous entraîne vers un processus de recréation totale »
(dialogue avec Alphonse et Rachel Goettmann- La voix d’un père du désert).

Comment accéder au Royaume ? Le temps de la croissance.

Nos yeux viennent de contempler le resplendissement de l’humilité et de la gloire de Notre Seigneur Jésus Christ dont la kénose, la façon de vivre, les guérisons et la résurrection nous ouvrent déjà les portes du Royaume.

Mais qu’advient-il de nous dans tout cela ?
Pouvons-nous dès à présent entrer dans le Royaume et y faire nos premiers pas ?

Jésus, nous l’avons vu, non seulement évoque la réalité du Royaume en paroles et en actes, mais il nous décrit les conditions pour y accéder

° Pour accéder au Royaume, il faut d’abord devenir les disciples de Jésus, se convertir, changer de vie…accueillir sa Parole (Mat 13, 23 et Jean 8, 31).
La conversion est une condition fondamentale pour percevoir la venue du Royaume et l’accueillir en nous comme le rappellent l’action prophétique de Jean le Baptiste et Jésus dès les débuts de sa prédication :

«  repentez-vous » « Convertissez-vous » (littéralement « metanoïete » = changez votre esprit), car le Royaume de Dieu est proche (Mat 3, 2 et 4, 17 ; Marc 1, 14-15)

La recherche du Royaume n’est pas une occupation pieuse parmi d’autres qui seraient tout aussi importantes. Elle est première, vitale, fondamentale pour le disciple du Christ. Elle fait passer tout le reste au second plan :

« Cherchez d’abord le Royaume et sa justice (sa justesse ?) et le reste vous sera donné par surcroît » (Luc 12, 31 et Mat 6, 32-33)

Nous y reviendrons car cette injonction du Christ ne peut être prise à la légère. Elle nous interpelle dans notre vie concrète.

° Jésus insiste aussi sur le fait que le Royaume, non seulement est déjà là mais que ses portes sont ouvertes :
- aux petits et aux enfants (Mat 19, 13-14, Marc 10, 14, Luc 18, 16) à ceux qui se font petits (Mat 18, 4), à ceux qui ont une âme de pauvre.

« Bienheureux les pauvres en esprit car le Royaume des cieux est à eux
Mat 5,3, Luc 6, 20)

Qu’est-ce qu’une âme de pauvre ?

« Un cœur de pauvre, c’est un cœur qui est disposé à recevoir quelque chose, un cœur qui est en manque. Au contraire de celui qui est comblé et n’attend plus rien. Au contraire du coeur endurci qui se méfie de tout » (Joël Sprung – Notre Père, cet inconnu, p.41)

«  « Pauvres en esprit »…la pauvreté qui ouvre le Royaume des cieux est celle par laquelle je sais que rien n’est véritablement mien, alors tout ce que j’ai, je l’ai reçu par un don d’amour, d’amour divin ou d’amour humain et cela rend les choses tout à fait différentes. Si nous comprenons que nous n’avons pas d’être en nous-mêmes et que pourtant nous existons, nous pouvons dire qu’il y a là un acte incessant d’amour divin….Seuls appartiennent au Royaume de Dieu ceux qui reçoivent toutes choses du roi dans une relation d’amour mutuel et qui refusent d’être riches parce qu’être riche signifie la dépossession de l’amour par la possession des choses. Au moment où nous découvrons Dieu au cœur de la situation, et que toutes choses sont à Dieu et de Dieu, nous franchissons le seuil de ce royaume divin et nous entrons dans la liberté » (Antoine Bloom – Prière Vivante p. 28-29)

Au contraire…
- la richesse et l’orgueil sont des obstacles insurmontables pour y entrer (Mat 19, 23-3-24, Marc 10, 23-25, Luc 18, 24-25)

« Qu’il est difficile à ceux qui ont des richesses d’entrer dans le Royaume des cieux ! » (Luc 18, 24) (Mat. 23, 3).

- Aussi, Jésus maudit-Il les pharisiens qui ferment les portes du Royaume pour empêcher les autres d’y entrer (Mat 23, 13)

- Regarder en arrière empêche d’entrer dans le Royaume (Luc 9, 62)

Le Christ le souligne en rappelant (Luc 19, 32)le sort de la femme de Lot qui s’est retournée vers Sodome et a été transformée en colonne de sel, c'est-à-dire a perdu sa vitalité, sa fécondité, devenant stérile et pétrifiée. (Gen. 19, 26).
Et le Christ d’ajouter : « Qui cherche à sauver sa vie (selon ses propres forces) la perdra » (Luc 19)
Cet épisode évoque aussi le mythe d’Orphée qui perd Eurydice lorsqu’il se retourne pour l’apercevoir…

* Les paraboles de croissance déjà citées nous montrent à la fois que le Royaume est déjà là et cependant encore en construction, en train d’advenir et que son accès n’est pas comparable au simple passage d’un lieu à un autre…
Déjà là et pas encore…
Son avènement définitif n’aura lieu qu’au terme d’une période de croissance.
Il implique un changement de notre être intérieur, un travail, des conditions , une ré-orientation fondamentale, une nouvelle direction.

La tradition insiste sur le caractère positif du temps qui permet l’éclosion et la croissance de notre être intérieur, de l’Eglise et du Royaume.

« Le temps constitue l’espace intermédiaire, l’entre-deux qui nous rend capables de nous mouvoir vers Dieu sans contrainte et par notre choix volontaire…Vois je me tiens à la porte et je frappe (Ap 3, 20)
Cette attente de Dieu constitue exactement l’essence du temps, ainsi que l’écrit Dimitru Staniloae : « Pour Dieu, le temps signifie la durée de l’attente entre le moment où Il frappe à la porte et le moment où nous Lui ouvrons »
Le temps est l’intervalle entre l’appel de Dieu et notre réponse..
Le temps est donc une dimension très importante de notre personne créée, le cadre qui rend possible notre choix de l’amour. C’est le temps qui nous permet de répondre à Dieu par notre libre consentement, qui permet à notre amour de mûrir, qui nous permet de grandir dans l’amour… »( Kallistos Ware – l’Ile au-delà du monde p. 82-83)

Cette croissance, ce développement a lieu à la fois sur le plan personnel et sur le plan collectif.

* Sur le plan personnel,

L’exigence de changement de vie est radicale. Il ne s’agit pas d’un conseil à suivre ou à négliger. Non, le Christ est tout à fait clair à ce propos. Il compare d’ailleurs ce changement de notre être, de notre manière de vivre, à une seconde naissance sans laquelle on ne peut connaître le Royaume.
Il faut naître d’en-Haut, -, renaître de l’eau et de l’Esprit dit-il à Nicodème

« En vérité, en vérité, je te le dis : si un homme ne naît de nouveau, il ne peut voir le Royaume de Dieu…Si un homme ne naît d’ eau et d’Esprit, il ne peut entrer dans le Royaume de Dieu. » (Jean 3, 3 et 5)

A nouveau il s’agit ici de se convertir, de se laisser transformer en profondeur par l’inspiration de l’Eprit Saint qui ouvre en nous un nouvel espace, celui de la liberté glorieuse des enfants de Dieu. C’est un éveil, une libération de l’emprise de notre ego rétréci par le péché.
C’est un thème que St Paul développera en abondance :

C’est à la liberté que vous avez été appelés (Ga 5, 13)
Christ nous a libérés pour la liberté (Gal 5,1)
Là où est l’Esprit du Seigneur, là est la liberté(2 Co 3, 17)
La création doit être libérée de l’esclavage pour connaître la liberté glorieuse des enfants de Dieu (Rom 8, 20-22)
Notre vieil homme a été crucifié pour nous libérer du péché (Rom 8, 2)

Jean-Yves Leloup écrit un beau commentaire à propos de ce changement d’esprit radical auquel le Christ nous invite :

« Metanoiete » convertissez-vous = « changez d’esprit », ayez non seulement un esprit sain, mais un Esprit Saint. Laissez régner en vous l’Esprit du Père, qui est Don et l’Esprit du Fils qui est accueil…
Il y a dans cette demande un grand désir de liberté, un grand désir de sortir de toutes les tyrannies, intérieures ou extérieures, conscientes ou inconscientes, de sortir de toutes les formes d’esclavage, que ce soit ceux des instincts, des émotions, des idées. Etre délivré aussi du plus pernicieux de tous les esclavages, celui qui prétend n’avoir ni Dieu ni maître et qui demeure sous la férule et les caprices de son ego. Cette demande de Yeshoua est un grand appel d’air, c’est le désir du Souffle, le désir « de respirer au large » l’Esprit Saint qui n’est pas un esprit contraire à quoi que ce soit mais un Esprit capable de transformer…capable de transformer la vie humaine en conscience d’Etre « Je Suis ». ( Jean Yves Leloup p. 114)

Cette conversion se traduit par l’accueil nécessaire de la Parole du Verbe
« Si vous demeurez dans ma parole, vous serez vraiment mes disciples » (Jean 8, 31).
Mais aussi sa mise en pratique (Luc 6, 46 à 48 et Mat 7, 24-26)
l’accueil de la volonté du Père (Mat 7, 21),
l’annonce de l’Evangile la bonne nouvelle du Royaume, (Mat 11, 5 et Luc 7, 22)

* Mais cette manière d’être et de vivre n’est pas une sinécure, ni une attitude confortable : les tribulations, les épreuves attendent le disciple car le monde résiste à la Parole divine.

« S’ils m’ont persécuté, ils vous persécuteront aussi …à cause de mon Nom » (Mat 5, 11, et Jean 15, 20-21
« Bienheureux ceux qui sont persécutés à cause de la justice, le Royaume des cieux ; heureux serez-vous lorsqu’on vous outragera à cause de mon Nom » (Mat 5, 10-11)

* Nous l’avons déjà évoqué : le Christ affirme que le Royaume des cieux est d’abord intérieur à nous:

« Le Royaume est au-dedans de vous » (Luc, 17, 20-21)

Les portes du Royaume ne se trouvent pas en dehors de nous. Elles sont en nous-mêmes : dans notre cœur, dans notre esprit lorsqu’ils sont ouverts à l’action de la grâce. Lorsque nous implorons la Divine Trinité de venir nous inspirer, nous guider, nous conduire pas à pas sur notre chemin… qui est le Christ.

« Mon enfant, donne-moi ton cœur et tout le reste, J e te le donnerai par surcroît, car c’est dans le coeur humain qu’est le Royaume de Dieu » (St Séraphim de Sarov – Enytretien avec Motovilov)

Il est fondamental de prendre conscience que c’est notre état intérieur, notre disponibilité, notre ouverture, notre réceptivité à la grâce qui permet au Royaume de la Présence divine de prendre racine en nous et de rayonner ensuite sur le monde.
Passer, comme le disait l’évêque Jean « de la religion extérieure à la religion intérieure ».

* Pour que tout cela ne reste pas théorique mais s’incarne dans ma vie, je dois me poser une question vitale :
- qui, ou qu’est-ce qui règne sur moi ?
- Qu’est-ce, ou qui, gouverne ma vie ?

C’est une question fondamentale qui mérite vraiment un examen attentif, une prise de conscience sans concession.

Si je suis lucide (et je peux demander le discernement à l’Esprit Saint ou consulter un père ou une mère spirituel(le)), je m’apercevrai que ce qui, la plupart du temps régit mes comportements, détermine mes choix, gouverne ma vie ce n’est pas vraiment la recherche du Royaume, mais :

mes passions,
mon ego,
mes états d’âme,
mes sécurités,
mes attachements,
mes peurs,

mon passé,

mes projets …

Et le pis c’est que tout cela se fait à notre insu. Nous y reviendrons dans le chapitre consacré à « Que Ta volonté soit faite ».

St Paul l’exprime bien quand il écrit qu’il fait le mal qu’il ne veut pas et ne fait pas le bien qu’il voudrait car ce n’est pas l’Esprit qui le conduit mais la « loi du péché » inscrite dans sa chair. (Rom 7, 15 à 24)

° On le voit la conquête du Royaume n’est pas une voie large, facile et agréable car « resserré est le chemin qui mène à la vie » (Mat 7, 13), même si le Royaume est un état d’amour partagé (et sans doute même parce que l’amour implique dépossession de soi).

« Le Royaume dont nous parlons est un royaume d’amour, donc, apparemment, il devrait être bien agréable d’y entrer ; or, ce n’est pas agréable parce que l’amour a un côté tragique : il signifie la mort de chacun de nous ; notre être égoïste, égocentrique, doit périr totalement et non pas comme une fleur qui se fane, mais d’une mort cruelle, la mort de la croix » (Antoine Bloom p 45)

« Que celui qui veut être mon disciple prenne sa croix et me suive » Mat 10, 24, Luc 6, 40, Jean 13, 16…)

* Une belle parabole du Royaume nous met en garde contre l’insouciance et l’inconscience de ceux qui croient que le Royaume de Dieu leur « tombera tout cuit dans la bouche ».
Ceux qui ignorent les paroles du Christ sur la nécessité absolue d’un changement de vie sont semblables à des invités aux noces qui n’ont pas revêtu leur plus belle robe et qui sont jetés dehors (Mat 22,11-14).

Ce travail intérieur de métamorphose peut être exprimé autrement par la théologie dynamique de l’image de Dieu en l’être humain, appelé à passer de l’image à la ressemblance.

« l’Image suppose le mouvement, le progrès, une exploration continuelle, un voyage sans fin. Être une personne humaine, ce n’est pas seulement partager, c’est aussi grandir.
La doctrine de l’image entraîne une conception extrêmement dynamique de ce que signifie « être une personne ».
Chaque être humain est un pèlerin engagé dans un voyage ininterrompu de l’image à la ressemblance. « Homo viator » : être un homme, c’est être un voyageur, toujours en mouvement. La qualité de personne implique une découverte constante, des commencements toujours nouveaux, un dépassement de soi-même incessant...Il n’y a pas de limites au voyage spirituel que l’humanité est appelée à entreprendre. Ce voyage est sans fin car il continue au-delà de notre vie présente, dans l’éternité. Même dans le Siècle à venir, nous ne cesserons jamais de grandir. « Oubliant le chemin parcouru, je vais droit de l’avant, tendu de tout mon être, et je cours vers le but » dit St Paul (Ph 3,13) (Kallistos Ware , l’île au-delà du monde p 21 à 28)


° Pour trouver le Royaume, il faut donc le chercher, le désirer de tout son être. Et ne pas ménager sa peine pour se rendre disponible, malléable à l’action de l’Esprit Saint. C’est alors que la deuxième demande du Notre Père « Que ton règne arrive » prend tout son sens.
Quelle est notre conscience de cette réalité quand nous la formulons distraitement, au passage, sans nous y arrêter ?

Dans le Royaume, il n’y a que ceux qui désirent, cherchent et réalisent le « Règne », donc les saints…Dieu règne sur tout coeur qui croit et qui aime, sur toute pensée, sur tous les sens et sur la vie entière. Mais ce n’est possible que si l’homme l’accepte librement et en décide ainsi. Le Royaume des cieux appartient aux violents dit Jésus, donc à ceux qui le cherchent avec acharnement …A nous de faire en sorte que le « Règne arrive » et que le Royaume se construise…Dès que l’homme décide, engage donc sa liberté, la grâce se précipite à son secours. Nous sommes ouvriers avec Dieu dit St Paul (1 Co 3, 9)» (Amba Shenouda)


* Sur le plan collectif, c’est l’Eglise qui inaugure, de manière encore cachée comme le germe dans la terre, le temps du Royaume qui ne sera réalisé que lors du retour du Christ, la résurrection universelle et la transfiguration de l’univers.

Certains vont peut être hausser les sourcils d’un air sceptique quand ils entendront parler de l’Eglise dans ce contexte du Royaume, partageant cette terrible réflexion d’Alfred Loisy : « On attendait le Royaume et c’est l’Eglise qui est venue ! ».

Si l’Eglise a parfois, ou même souvent donné l’image d’un bien piètre royaume, en butte aux querelles de clochers, tel un triste théâtre des passions humaines (voir les citations d’Evdokimov ci-après), on ne peut oublier ce qu’est réellement l’Eglise dans sa profondeur et sa vocation.

Elle est un lieu de métamorphose de l’être humain si elle agit sous l’action de l’Esprit Saint, ferment incréé dans la pâte de notre humanité créée.
L’avènement du Royaume et du Règne de Dieu est la mission de l’Eglise, son but unique, sa seule raison d’être.

« L’Ekklésia, l’Eglise, ne relève pas d’abord et fondamentalement de la sociologie. L’institution n’est que la trace empirique du « mystère ». L’Eglise est avant tout puissance de résurrection, sacrement du Ressuscité qui nous communique sa résurrection….Dans sa profondeur, l’Eglise n’est rien d’autre que le monde en voie de transfiguration ». (Olivier Clément – Sources p.87)

Mais il faut que l’Eglise ait conscience de cette vocation profonde, unique, royale pour être cette « Eglise mystère en marche… fiancée qui attend son Roi » comme l’écrit Paul Evdokimov - L’amour fou de Dieu, p. 164)

Le plus souvent, les chrétiens n’ont plus conscience de ce qui se joue dans la profondeur de la vie ecclésiale et ressentent leur participation aux offices, aux sacrements comme une aimable habitude, une tradition respectable…sans se rendre compte que le feu de la vie divine leur est communiqué et qu’il s’agit de ce feu que Jésus appelait de ses vœux avec impatience

« Je suis venu apporter le feu sur la terre et combien j’ai hâte qu’il soit allumé » (Luc 12, 49)

Ce Feu, c’est la grâce de l’Esprit Saint, ce sont les énergies incréées que les sacrements nous donnent de manière gratuite et totale.

* L’avènement du Royaume par l’action de l’Esprit Saint

Dans certaines versions anciennes de l’évangile de St Luc, le mot Royaume est remplacé par le mot « Esprit Saint »
« Que ton Esprit arrive » et non que ton Royaume vienne.

Cela fait dire à certains pères, et à Mgr Jean de St Denis à leur suite, que la venue du Royaume est intimement liée à celle de l’Esprit Saint en nous

« En fait, si l’on considère profondément le Royaume de Dieu, qu’est-ce sinon l’Esprit Saint ?...chercher avant tout le Royaume des cieux…c’est la recherche de l’Esprit Saint dans la vie, en nous car dit le Christ, le Royaume des cieux est en vous et parmi vous, nullement en tant qu’organisation ou attitude sociale, mais comme souffle de vie dans la société et en nous. » (Technique de la prière)

N’oublions jamais que nous ne sommes jamais seuls dans notre quête du Royaume.
Nous avons une aide puissante, un moteur intérieur, un Souffle créateur qui ne demande qu’à gonfler notre voilure. C’est Lui, l’Esprit de vérité qui nous dévoile la divinité du Christ. C’est Lui, le Donateur de vie qui allume en nous le feu de Son amour. C’est Lui, l’Esprit Consolateur qui nous ouvre les portes du Royaume intérieur.

« C’est par l’action invisible de l’Esprit saint dans les âmes que le Royaume de Dieu s’établit. Le Royaume de Dieu est un état d’âme. Il consiste à faire du Christ le Seigneur de notre vie…Quiconque a sincèrement choisi Jésus comme son Seigneur et son Roi aimera les autres comme soi-même ; par suite, il luttera contre toute injustice, toute souffrance, toute forme de mal. Il agira pour que par son action la société humaine devienne plus fraternelle et plus juste…Le Royaume de Dieu s’accomplit (ou se détruit) par chacune de nos propres actions » (Un moine de l’Eglise d’Orient – Notre Père)

Cette pensée rejoint la Parole du Christ : « ce n’est pas ceux qui me disent « Seigneur Seigneur ! » qui hériteront du Royaume mais ceux qui font la volonté du Père, (Mat 7, 21), ceux qui pratiquent la justice, nourrissent l’orphelin et la veuve……

* Nous ne pouvons oublier non plus que la grâce donnée par l’Esprit Saint ne peut produire de fruits sans notre acceptation, notre participation active.

« Prions que le Royaume arrive comme nous le construirons afin qu’il arrive…la prière est efficace si l’homme va à sa rencontre. C’est une des formes de la synergie. » (Technique de la prière)

Mais, ajoute Mgr Jean, le Royaume ne sera pas parmi nous si nous agissons par contrainte morale ou autre, par culpabilité, par souci de perfection , de pureté.
La présence du Royaume en nous, parmi nous, implique une adhésion naturelle, un élan spontané du cœur, qui agit par amour et non par crainte :

« Nous pouvons accomplir les commandements divins et pourtant demeurer hors du Royaume. Nous pouvons donner notre vie pour notre prochain, mourir, devenir pauvre pour lui, supporter les épreuves…et ne point posséder le Royaume en nous, ni le répandre autour de nous…Nous pouvons exécuter les commandements parce que nous respectons le Christ et lui obéissons, en esprit de contrainte : je donne mon dernier sou à un indigent parce que le Christ le veut…L’acte est louable…mais par un effort réalisé au nom du Christ.
Le Royaume naîtra quand nous agirons ainsi, mais sans contrainte, par nature…Si notre acte est organiquement lié à nous, c’est que le Royaume est venu…Que ton Royaume arrive en moi, sur terre, en tous, implore de Dieu la grâce d’être prière et bonté. » (Technique de la prière)

* Avons-nous encore conscience de ce don inouï qui devrait nous faire pleurer de joie et de reconnaissance ?
Percevons-nous encore par exemple la valeur et la force redoutables des sacrements où l’Esprit Saint agit avec puissance pour nous communiquer les énergies incréées ?
Communions-nous par habitude, de manière distraite et inconsciente ?

« Dans l’église, par les sacrements, notre nature entre en communion avec la nature divine dans l’Hypostase du Fils, Chef du corps mystique. Notre humanité devient consubstantielle à l’humanité déifiée, unie à la Personne du Christ » (V. Lossky p178)

Ecoutons ce que nous dit un homme qui vit pour le Christ, qui désire de tout son être, ne vivre que pour Lui et qui a pleinement conscience du don merveilleux qu’Il nous fait en nous offrant son Corps et son Sang et de la transformation de tout son être que ce sacrement opère :

« Tu m’as accordé, Seigneur, que ce temple corruptible –ma chair humaine –s’unisse à Ta Sainte chair, que mon sang se mêle au tien et désormais, je suis on membre transparent et translucide…je suis ravi hors de moi-même et je me vois tel – ô merveille – tel que je suis devenu. A la fois me craignant et honteux de moi, je Te révère et Te crains, et je ne sais où abriter, à quelle fin employer ces membres nouveaux, redoutables et divinisés. » (St Syméon le Nouveau théologien cité par Lossky p. 178)

Hélas, le plus souvent on constate que la distraction, le poids des habitudes, la tiédeur de notre foi, le désintérêt, si ce n’est la gêne, des chrétiens pour le feu qui nous confié a remplacé l’enthousiasme et le courage des apôtres et des premiers chrétiens. La mollesse a supplanté la « violence » de ceux qui s’emparent du Royaume par la force, non pour eux-mêmes, mais pour que le désert aride soit transformé en champ de blé produisant du bon grain, l’un cent, l’autre mille.

Trop souvent, le Royaume n’est plus annoncé, il n’est plus vécu, il n’est même plus désiré…
Comme l’écrit Paul Evdokimov, dans un article courageux qui secoue le cocotier de ceux qui voient dans l’Eglise du Christ une institution sociologique rassurante, bien-pensante et amortie, installée dans le fauteuil sociologique qui lui est réservé, comme un cardinal dans le sien lors d’un Te Deum officiel (et comme moi aussi le plus souvent !):

« Les chrétiens ont tout fait pour stériliser l’Evangile ; on dirait qu’ils l’ont plongé dans un liquide neutralisant. Tout ce qui frappe, dépasse ou renverse est amorti. Devenue inoffensive, la religion est aplatie, sage et raisonnable, l’homme la vomit…L’Evangile ne rencontre que la totale indifférence ; il résonne dans le vide…L’Eglise n’est plus, comme aux premiers siècles, la marche triomphante de la Vie à travers les cimetières du monde…En perdant la notion apostolique du Corps, organisme vivant de la présence réelle du Christ…la foi chrétienne perd étrangement sa qualité de ferment, elle ne fait plus monter aucune pâte. Le christianisme et à sa suite le monde, se sont installés dans la rupture de la divino-humanité…
Le Royaume n’est plus qu’une catégorie éthique …». ( L’amour fou de Dieu, p. 160-161)
*

L’accomplissement eschatologique du Royaume. Le temps de la moisson.

Après le temps du témoignage, de la transformation personnelle et de l’Eglise terrestre, le Royaume sera manifesté dans sa plénitude à la fin des temps lors du retour du Christ en gloire.

A un moment donné, lorsque l’Eglise parviendra à la plénitude de sa croissance déterminée par la volonté de Dieu, le monde extérieur mourra, ayant consommé ses énergies vitales ; quant à l’Eglise, elle apparaîtra dans sa gloire éternelle, comme le Royaume de Dieu. » (V. Lossky Théologie mystique p. 175)

Jésus en parle comme d’un festin de noces et un banquet eschatologique.

L’apocalypse reprend et développe ce thème à force d’images frappantes.

Nous ne développerons pas ici cet aspect pourtant si important, parce qu’il mérite à lui seul, un exposé et une contemplation approfondies.


*


* Le caractère radical de la conversion exigée par le Christ devient manifeste quand il s’agit de l’avènement du Royaume sur la terre comme au ciel.
Ce n’est pas un groupement sympathique et bienveillant, une oeuvre de bienfaisance, une organisation humaniste et caritative….
C’est une véritable révolution, comme l’ont été l’Incarnation et la résurrection du Fils de Dieu. Comme l’est toujours la venue personnelle de l’Esprit Saint à la Pentecôte et dans nos vies.
Le Royaume de Dieu est en marche comme l’irruption de l’Absolu dans le relatif, de l’Eternité dans le temps historique, de Dieu transcendant dans l’histoire humaine.

Paul Evdokimov souligne magnifiquement cette force révolutionnaire du Règne et du Royaume de Dieu :

«  Le germe explosif de l’Evangile révolutionne, renverse tout, non pas les structures du monde, mais les structures de l’esprit humain…
L’Evangile est foncièrement inadaptable, explosif. Il est une exigence de métamorphose, de metanoïa qui brise non seulement les formes historiques, mais fait éclater l’histoire elle-même..Chercher le Royaume de Dieu contient le plus grand paradoxe ; il faut trouver ce qui ne se trouve pas dans le monde : l’éternel dans le temps, l’absolu dans le relatif. Comment faire ? Du « tout avoir » passer au « tout être » (P. Evdokimov)

Et Jean-Yves Leloup souligne avec justesse la radicalité de cette métamorphose du Royaume qui implique que tous les êtres soient pris en charge, aidés, soutenus, éveillés, aimés

« Tant qu’un seul être souffre, tant qu’un seul brin d’herbe n’est pas éveillé à la conscience d’être, le Royaume n’est pas arrivé : « il vient » et c’est dans ce très haut désir que nous replace Yeshoua en nous demandant de dire : « Abba, que ton Nom soit sanctifié, que ton Règne vienne, que Ton Esprit soit en tout et en tous » (op. cit. p.115)


C’est alors que l’homme lui-même retrouve sa dignité royale :

« Le limon reçoit la dignité royale …se transforme en substance du Roi » écrit St Nicolas Cabasilas

« O homme, prends garde à ce que tu es ! Considère ta dignité royale » s’écrie St Grégoire de Nysse (cité par Evdokimov p 67)

« Nous ne devons jamais perdre de vue cette liberté royale qui est notre droit de naissance en tant que personne à l’image de Dieu. Une des questions posées par les rabbins juifs était celle-ci : quelle est la pire chose que puisse accomplir le Mauvais ? La réponse est : « Faire oublier à quelqu’un qu’il est le fils d’un Roi ». (Martin Buber cité par Kallistos Ware – l’Ile au-delà du monde p. 28)

Il est question de « perdre » et de « retrouver » dans les textes qui précèdent car cette dignité royale, que nous portons tous à l’intérieur de notre être, nous n’en avons plus conscience.
Elle doit être redécouverte dans le dépassement de notre sécurité quotidienne, comme un élan vital qui nous porte à bénir, offrir et sanctifier le monde, les relations humaines, au nom de la Divine Trinité, à nous sentir responsables de tout et de tous.

Cette capacité de dépassement qui le « décolle » du monde et le fait responsable de lui donne à l’homme une grandeur royale. Plus exactement celle d’un roi-prêtre, car la maîtrise est inséparable de l’offrande. » (Olivier Clément – Sources p. 74)

N’oublions pas que le Christ nous apprend que le Père veut nous rendre héritiers du Royaume, comme ses propres enfants :

« Vous les bénis de mon Père, recevez le Royaume en héritage » (Mat. 25, 34)

Et nous chantons dans la liturgie :

« Il a fait de nous des rois et des prêtres »

Mais ce don extraordinaire est intimement lié à l’offrande de nos propres personnes, le don de nos propres vies dans un échange d’amour réciproque avec la divine Trinité.
Le règne de Dieu se réalisera en nous quand nous aurons atteint l’état décrit par le père Alphonse Goettmann :

« Quand j’appelle Dieu « Seigneur », je lui demande d’exercer sur ma vie une seigneurie…je veux entrer avec Lui dans une relation de dépendance absolue et inconditionnelle. Rien n’y échappe ! Je me reçois de Lui à chaque moment, comme l’air que je respire et je ne ferai rien par moi-même ou sous d’autres impulsions sans Le trahir. Il est Dieu, Source de ma vie, et ma vie, c’est son Royaume où, comme Seigneur, Il a tous les droits. Tout en moi est de Lui, par Lui, en Lui. » (dialogue avec le patriarche Shenouda)

Est-il nécessaire de préciser que Dieu ne règne pas comme un tyran qui opprime, mais comme un Epoux qui aime, un Sauveur qui libère, un Souffle qui féconde ?


Pour terminer je vous propose cette prière qui développe la demande du Notre Père « Que ton règne vienne » mais en nous tournant vers Lui dans un élan d’amour et de reconnaissance.

PÈRE très bon, Que ton Règne vienne !

Que ton Royaume advienne parmi nous sur la terre comme au ciel.

Que Ton Esprit Saint vienne régner dans nos cœurs unifiés
Qu’Il gouverne notre vie et dissipe nos ténèbres
Que son Souffle puissant nous inspire et transforme notre cœur,

Qu’il ouvre notre esprit à sa grâce déifiante.
Qu’Il métamorphose notre être et fasse de notre corps un temple
Un tabernacle saint où Toi, Père, tu puisses établir ta Royauté.

Tu as fait de nous des rois et des prêtres, comme tes héritiers,
Pour régner sur le monde et te le donner en offrande.

Fais que notre royauté et ce royaume que Tu nous donnes en partage
soient fondés sur l’humilité, le dépouillement, les larmes de conversion.

Fais nous reconnaître ton Fils comme notre Roi,
Celui qui règne sur notre vie, sur nos pensées, nos paroles, nos sentiments,

Donne à l’Eglise qui est son Corps son aspect royal,
Revêts- la de ses habits de noces comme la fiancée qui attend son Roi, Son Seigneur

Père très bon, Roi du ciel et de la terre,
Fils unique du Père, Roi rédempteur,
Esprit Saint royal qui nous déifie et nous restitue notre dignité royale,
Gloire à Toi aux siècles des siècles!

Amen


QUE TA VOLONTE SOIT FAITE

* Nous voici au cœur de la prière et au centre de notre vie spirituelle

Nous pouvons affirmer sans crainte de nous tromper que toute notre vie chrétienne (et notre vie tout court) gravite autour de cet astre de la volonté divine comme la terre autour du soleil.
La terre c’est l’Eglise, c’est moi, c’est nous, c’est l’humanité entière et c’est tout le créé qui reçoit le mouvement et la vie de l’Incréé.

« Que Ta volonté soit faite est vraiment le concentré de toute la vie spirituelle. » (Patriarche Shenouda)

Cette seule phrase est le condensé, la « susbstantifique moelle » du Notre Père

« Pour certains rabbins mais aussi pour beaucoup de théologiens…c’est cette demande qui est au cœur de la prière et qui inclut toutes les autres…Que ta volonté soit faite » est l’abrégé du Notre Père et introduit en nous les dispositions justes et filiales » (Jean Yves Leloup p 118)

Nous allons contempler cette demande centrale.
La laisser descendre en nous. La laisser « mijoter à feu doux ».
Et surtout, nous sommes invités à la mettre en pratique pour ne pas qu’elle ne soit qu’un vœu pieux d’un homme « qui prie des lèvres, mais dont la pensée est loin » du Dieu vivant (Isaïe 29, 13 et Mat. 15, 8)

Combien de fois n’ai-je pas formulé cette demande de manière distraite, mécanique, sans y prêter la moindre attention ?
Sans désirer que ma vie soit transformée par la volonté divine ?
Et, pire encore, en souhaitant qu’elle ne le soit pas, pensant en mon for intérieur : « Sa volonté c’est bien sans doute, mais la mienne, c’est mieux ! »

Pourquoi une telle distraction et un tel manque de conviction dans la prière ?

Probablement par peur …que Sa volonté se réalise vraiment dans sa vie et ne vienne bousculer mon confort et ma sécurité.
Ce qui me rassure quelque peu, c’est de n’être pas le seul à éprouver ce sentiment. Mais cela justifie-t-il ma froideur ?
Ecoutons à ce propos un grand spirituel, un saint, un amoureux de la Divine Trinité s’exprimer à ce sujet :

« Que signifient ces paroles : « que Ta volonté soit faite » sinon la reconnaissance existentielle…que Dieu est plus intelligent, meilleur que nous ! Vous me répondrez : c’est évident. Non, pas autant que vous le pensez…dans le psychisme humain, elle n’est nullement évidente. Faisons une expérience curieuse, loyale : remettons-nous à la volonté divine ; aussitôt une crainte surgit, nous pensons, si la main de Dieu était lourde ? S’Il nous demandait quelque chose au dessus de nos forces, et si , et si… ?
Nous avons peur qu’Il ne tienne pas compte de nos désirs, de nos petites volontés, de nos petites impossibilités…
Que de fois dans ma vie ai-je évité de dire totalement « que ta volonté soit faite » dans l’appréhension d’entendre Dieu m’ordonner une action pénible, un effort psychique désagréable ! N’a-t-Il point appelé Abraham à sacrifier son fils unique ? » (Mgr Jean)

Je propose, aujourd’hui, en cette journée de silence et de prière, qui ouvre la porte du carême, de nous arrêter sur cette phrase essentielle et de la laisser descendre et s’enraciner en nous, pour qu’elle devienne une graine qui germe dans notre terre intérieure et y produise des fruits :

Que Ta volonté soit faite !

Ce que certains ont traduit avec bonheur :

Que Ta volonté soit fête !

Car c’est bien de cela qu’il s’agit : une fête, une rencontre joyeuse avec notre Créateur, une célébration, une communion à laquelle nous sommes conviés pour devenir des amis de Dieu. Et mieux encore, pour partager sa Vie !
Un chrétien peut-il être fondamentalement triste ?
Alors qu’il se sait bien-aimé de Dieu, alors qu’il est convié à des noces où il n’est pas simplement invité, mais est lui-même la fiancée de l’Epoux ?

« Celui à qui appartient l’épouse, c’est l’époux ; mais l’ami de l’époux qui se tient là et qui entend, éprouve une grande joie à cause de la voix de l’époux ; aussi cette joie qui est la mienne est parfaite. » (Jean 3, 29)

« Réjouissez-vous toujours dans le Seigneur ! Je le répète réjouissez-vous. Que votre bienveillance soit connue de tous les hommes. Le Seigneur est proche » s’écrie St Paul dans sa lettre aux Philippiens (4, 4-5)

Le Père veut faire de nous plus que des amis, ses enfants qui, à l’image du Fils unique, nouent avec Lui une relation filiale, une synergie, une symbiose.
Nous ne devons pas avoir de l’homme une idée médiocre et dévalorisante car, malgré les apparences, nous sommes beaux aux yeux de Dieu comme le dit cette exclamation émerveillée du psalmiste :

« Qu’est-ce que l’homme pour que tu te souviennes de lui et les fils de l’homme pour que tu le visites ?
Tu l’as fait de peu inférieur à Dieu.
Tu l’as couronné de gloire et de splendeur… » (Psaume 8)

Si nous nous croyons faibles, perdus et désorientés, sans perspective stimulante, comment pourrions-nous nous connecter à l’enthousiasme qui nous met en route et soutient notre marche vers la vie divine ?

« Comment accomplir la volonté de Dieu en se voyant petit ?...la première attitude consistera à être idéaliste, à désirer quelque chose de grand. Enfants d’un Père céleste, nous ne pouvons être des vers attachés au sol….élévation de l’âme, grandeur, idéalisme, conscience de la filiation divine…voir grand la vie ! » (Mgr Jean – Technique de la prière)


Première partie : le diagnostic

Quelle est la volonté de Dieu ?

Que la volonté du Père (du Fils et de l’Esprit) s’accomplisse en moi, en nous, sur la terre entière comme au ciel !

Cela suscite beaucoup de questions :
D’abord, pourquoi demander que cette volonté se réalise plutôt que la mienne?
Et puis, quelle est la volonté divine ? Pouvons-nous seulement la connaître alors que, pour la plupart des hommes, Dieu est inconnaissable, lointain, abstrait, absent et totalement muet et que l’on ne perçoit pas, le plus souvent, ce que Dieu désire ni ce qu’il attend de nous ?

* Prenons pour guides les évangiles et les écrits de St Paul qui nous enseignent ce que Dieu souhaite pour nous. Comme une mère ou un père aimant pour ses enfants bien-aimés.

- La volonté du Père c’est qu’aucun de ces petits ne se perde (Mat 18, 14)
- Telle est la volonté de Celui qui m’a envoyé : que je ne perde rien de ce qu’Il m’a donné mais que je le ressuscite au dernier jour. Oui, telle est la volonté de mon Père : que quiconque voit le Fils et croit en lui ait la vie éternelle et que je le ressuscite au dernier jour (Jean 6, 39-40)
- Telle est la volonté de Dieu : votre sanctification (1 Thes. 5, 17)
- La volonté de Dieu, c’est de rassembler toutes choses dans le Christ (Eph. 1, 10).
- Dieu veut le salut de tous les hommes et qu’ils parviennent à la connaissance de la vérité.(1 Tim 2, 4)

Qu’y a-t-il de menaçant dans ces phrases ?
Pourquoi tant de personnes ont-elles peur de Dieu ?
Notre Père céleste ne veut-Il pas avant tout notre réalisation, notre libération, notre accomplissement, notre béatitude ?
Il veut rassembler les hommes dans le Christ, les libérer, les ressusciter, les sanctifier. Il veut leur offrir de partager Son Amour infini, Sa propre vie, comme un soleil donne sa chaleur, et une source son eau pure.

St Silouane et le père Sophrony nous le rappellent :

« Dieu cherche l’homme pour lui donner non seulement la vie, mais bien plus encore : une surabondance de vie. »(Père Sophrony- Starets Silouane p. 31)

« Si les hommes connaissaient l’amour du Seigneur pour nous, ils s’abandonneraient entièrement à Sa sainte volonté » (St Silouane)

« L’âme qui a connu en plénitude le Seigneur et qui a trouvé sa joie en Lui ne désire plus rien et ne s’attache à rien sur la terre. Si on lui offrait un royaume, elle n’en voudrait pas car l’amour du Christ est si doux et rend l’âme si heureuse que même une vie de prince ne pourrait la satisfaire…Ainsi l’âme reconnait son Maître et L’aime et la douceur de son amour est comme du feu. » (St Silouane)

« Le Seigneur nous aime tant qu’Il veut que tous les hommes soient sauvés et soient éternellement avec Lui.
Si Dieu nous a créés, c’est pour que nous vivions éternellement avec Lui et contemplions sa Gloire.
Si, par ses souffrances, le Seigneur nous a donné sur terre le Saint Esprit de la part du Père, nous a donné Son Corps et Son Sang, il est évident qu’Il nous donnera aussi tout le reste dont nous avons besoin.
Abandonnons-nous à la volonté de Dieu ; nous verrons alors la Providence divine et le Seigneur nous donnera même ce que nous n’attendons pas.
Le Seigneur nous aime comme ses propres enfants. Son amour est plus grand que celui d’une mère, car une mère peut oublier son enfant, mais le Seigneur ne nous oublie jamais. » (St Silouane)

* Etant promis à la vie éternelle en Dieu dont je suis l’Image, je porte en moi le désir profond de cette Vie en plénitude :

« Etant une parcelle divine, je porte dans mon sein le désir de la vie future » écrit St Grégoire de Nazianze.

L’homme pourrait-il de lui-même imaginer de telles promesses qui paraissent insensées aux yeux de sa trop sage raison ? Est-ce bien raisonnable ? N’est pas « trop beau pour être vrai », comme l’écrit Luc Ferry ?

« Quelle est la volonté de Dieu en moi ? Que veut le plus grand amour ? Que je sois ce que je suis, que tout ce qui m’arrive d’agréable ou de désagréable concoure à mon accomplissement, au devenir de mon être, de ma conscience…Que peut vouloir Notre Père, sinon que nous devenions fils et pères à notre tour, créés et créateurs, capables de transmettre le Don ?
« Nous sommes nés pour naître, nous sommes nés pour être et pour être si possible heureux……Je Suis : la conscience d’être est là « pour que nous ayons la vie en abondance ». La Vie nous veut vivants, la Conscience nous veut conscients, l’Amour nous veut aimants. L’être nous veut bienheureux. »
(J-Y Leloup - p.119 et 126)

Alors, pourquoi avoir peur ?
Pourquoi préférer à ces déclarations d’amour divin notre volonté boiteuse, nos petites sécurités étriquées, nos projets dépourvus de souffle, nos désirs à courte vue ?

Ne sommes-nous pas semblables à des aveugles de naissance qui recouvreraient la vue mais ne supporteraient pas la lumière ? A des prisonniers aux membres gourds, libérés de leurs chaînes après des années de cachot obscur, qui seraient pris d’angoisse par la découverte de grands espaces de liberté ?


Les trois volontés

La volonté de Dieu n’est malheureusement pas la seule qui puisse nous atteindre.
La Tradition nous enseigne que trois volontés se partagent le cœur de l’homme.

Celle de Dieu, celle de l’homme … et celle du démon.

Notre époque, déconnectée de la sagesse et de l’expérience de la Tradition, oublie la volonté divine (et ne veut surtout pas en entendre parler!), ignore la réalité de la volonté démoniaque (« quelle pensée primitive, cher ami ! »), mais voue un culte sans partage à la volonté individuelle de l’homme.
Nous y reviendrons.

Or, la Tradition nous enseigne que l’homme - qu’il le sache ou non - se trouve au confluent de deux rivières dont les flots coulent sans cesse en lui et peuvent l’entraîner dans des directions contraires.
Notre cœur est un lieu comparable à une ligne de partage des eaux : il peut être irrigué par l’eau pure et vivifiante de la volonté divine …ou être noyé et emporté dans le sombre torrent de la volonté démoniaque.
Et il appartient à chacun de nous de choisir la direction où l’un ou l’autre courant peut entraîner notre petite barque.

* Rappelons aussi que la tradition chrétienne enseigne deux choses essentielles à propos du cœur :
d’une part, il est le centre spirituel de l’homme, sa terre intérieure,
d’autre part, il est l’enjeu d’un combat incessant entre Dieu et Satan.

Cette présentation semblera sans doute simpliste et naïve, voire manichéenne aux yeux de ceux qui ne sont pas sensibles au combat spirituel auquel l’homme ne peut échapper que par ignorance, indifférence ou léthargie.

Pourtant, que le cœur soit symboliquement et spirituellement le centre névralgique de l’homme est confirmé par de nombreux écrits de notre Tradition dans le droit fil de la Bible.
« C’est une eau profonde que le conseil au cœur de l’homme. » (Prov. 20, 5)

« Au centre le plus central de l’homme, les grands spirituels de l’Eglise indivise voient le « cœur ». Ce cœur…est le lieu d’une connaissance-amour où l’homme tout entier à la fois se rassemble et s’ouvre. « Cœur-esprit » ouvert à l’Esprit Saint et qui reçoit la lumière divine pour la communiquer au corps… » (Olivier Clément – Sources p. 77-78)

« Le cœur, pour la tradition ascétique de l’Orient chrétien est le centre de l’être humain, de l’intellect et de la volonté, le point d’où provient et vers lequel converge toute la vie spirituelle…Sans le cœur, qui est le centre de toutes les activités, l’esprit est impuissant. Sans l’esprit, le cœur reste aveugle, privé de direction…
L’esprit et toutes les pensées de l’âme se trouvent dans le cœur. »  (W.Lossky - Théologie mystique p. 197 et 198)

« La racine des pensées, c’est le cœur. Il donne naissance à quatre rameaux : le bien et le mal, la vie et la mort » (Siracide 37, 17-18)

« On croit avec le cœur », écrit St Paul aux Romains (10, 10) et aussi « Le Seigneur rendra manifeste les desseins du cœur. » (1 Cor 4, 5)

Saint Exupéry n’écrit-il pas avec une profonde justesse : « On ne voit bien qu’avec le cœur. L’essentiel est invisible pour les yeux » (Le petit prince) ?

* Mais le cœur n’est pas que le réceptacle de la grâce. Il s’y déroule un véritable combat spirituel que la Tradition évoque de manière unanime :


« Une perdrix captive dans sa cage, tel est le cœur de l’orgueilleux » (Siracide, 11, 30)
« Le cœur des sots est comme un vase brisé qui ne contient aucune connaissance. » (Siracide 21, 14) mais « en un cœur intelligent demeure la sagesse. » (Prov. 14, 33)
« On parle avec un cœur double » (Ps 12)
« Je hais les cœurs partagés » (Ps . 119)

«  Source de tous les mouvements psychiques et spirituels, le cœur, selon St Macaire d’Egypte, est « une officine de la justice et de l’iniquité » (Homélie spirituelle 15). C’est un vase qui contient tous les vices, mais en même temps ; on y trouve « Dieu, les anges, la vie, la lumière, les apôtres, les trésors de la grâce » (W. Lossky - op. cit. 198)

« Le coeur humain est le champ de bataille entre Dieu et Satan…L’homme est visité par les anges et les démons ; il vit le paradis et l’enfer au-dedans de lui… L’homme se trouve mêlé à la lutte de deux mondes…cette lutte se répercute dans la profondeur de l’esprit humain où s’engage le duel du diable et de Dieu » (P. Evdokimov – Dostoeïvsky et le problème du mal - p. 82 et 131).

Ce caractère double, ambivalent du cœur humain - de mon cœur - ouvert à toutes les influences, bonnes et mauvaises, comme une terre neutre, prête à être ensemencée de toutes sortes de graines, et qui peut devenir terre fertile ou désert, est évoqué à diverses reprises dans la Bible. Nous l’avons déjà rappelé :
Il en est, par exemple, question dans la parabole du Bon grain et de l’ivraie, comme dans la lettre de St Jacques (4, 8) et Jésus lui-même affirme :

« C’est du dedans du cœur des hommes que sortent les desseins pervers : débauches, meurtres, adultères, cupidité, méchancetés, ruse, impudicité, envie, diffamation, orgueil, folie » (Marc 7, 21-23)


* En réalité, pour le dire simplement et en langage plus actuel : nous sommes, nous les êtres humains, soumis en permanence à deux volontés contraires qui tentent de prendre racine en nous : la volonté vivifiante de Dieu et celle, destructrice, du démon.

Notre volonté, reflet de notre liberté (car nous en avons une aussi, Dieu merci !), est appelée à discerner et à choisir à chaque instant, entre ces deux influences qui se disputent notre coeur.
Car nous sommes créés libres et, envers et contre tout (la chute, la séparation, l’obsurcissement de notre conscience …) nous avons conservé la capacité de choisir et de préférer nous accorder à la volonté divine plutôt qu’à celle du tentateur….ou l’inverse.


Liberté de l’homme

Voilà un bien vaste sujet qui a fait couler beaucoup d’encre, de pleurs et de sang !

La liberté est ressentie comme un bien infiniment précieux, un élément fondamental de l’être humain créé à l’image de Dieu. On ne peut imaginer d’humanité véritable sans la liberté.

«  Celui qui a créé l’homme…ne peut l’avoir privé du plus beau et du plus précieux des attributs : la capacité de se déterminer soi-même, la liberté » (Grégoire de Nysse – Grande catéchèse, 5)

L’évêque Kallistos Ware, cherchant à définir ce qui manifeste le plus l’image divine en l’homme, évoque la liberté. Il écrit :

« Parce qu’elle est liée à la conscience de soi…l’image divine se reflète particulièrement dans notre capacité de libre arbitre…Dieu est libre ; donc, en tant que personnes humaines, créées à Son image, nous sommes également libres…cette liberté donnée par Dieu à chaque personne humaine est un thème majeur de l’anthropologie des Pères.
Selon St Cyrille d’Alexandrie : « les êtres humains ont été créés au commencement avec la maîtrise de leurs décisions, et ils étaient libres d’orienter leur volonté selon ce qu’ils choisissaient. Cela parce qu’ils ont été créés à l’image de Dieu et que Dieu est libre. »(Sur la Genèse).
« Si la personne humaine, dit St Maxime le Confesseur, « est créée à l’image de la Divinité…alors, puisque la Divinité est libre par nature, cela signifie qu’en tant qu’image de Dieu, la personne humaine est également libre par nature » ( K Ware, L’île au-delà du monde – page 27)

« Tout le monde aspire à la liberté. C’est l’une des recherches les plus fondamentales de l’homme…On est prêt à mourir pour la liberté.
Cet instinct fondamental de l’homme, ce désir de liberté est lié à l’Image de Dieu qui est en tout homme…
Dieu est par excellence, libre. La liberté est un de ses attributs fondamentaux, c’est même presque un nom de Dieu…
Il a créé l’homme à son image, donc libre et cet instinct de liberté se trouve au fond de l’homme. » (Archimandrite Syméon - - Cahier St Silouane n° 10- 2003)


La liberté est indispensable pour aimer

L’on ne peut imaginer un seul instant que Dieu crée un être, qu’il soit de nature angélique ou humaine, dépourvu de liberté. Qui ne puisse être doté de cette capacité fondamentale de choisir, de se déterminer, d’orienter sa vie et sa destinée.
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Un être créé, dépourvu de liberté, ne serait qu’une marionnette, un fétu de paille livré à tous vents, un bouchon balloté par les flots, sans aucune prise sur son destin.

« L’élément personnel en l’homme, ce qui dépend de lui et ce qui exprime directement sa personnalité avec son caractère unique, est la liberté. La volonté libre est l’affirmation constante et fondamentale par excellence, qui constitue le moi. » (P. Evdokimov op cit p.129)

* Or Dieu aime l’homme au-delà de ce nous sommes capables d’imaginer, et Il ne veut pas le contraindre à L’aimer.
Dieu ne subjugue personne de force, dit St Irénée

« La lumière ne subjugue personne de force : Dieu ne violente pas davantage celui qui refuserait de garder son art ». (AH IV, 39, 3). « La violence ne se tient pas aux côtés de Dieu. » (AH IV, 37, 1)

Car, pourrait-on concevoir une vraie relation d’amour dont la liberté serait bannie ? Dans laquelle l’on ne pourrait faire le choix d’aimer (ou de ne pas aimer) ? L’homme ne serait alors qu’un serviteur ou un esclave privé, comme un objet, de la faculté de choisir de servir son maître ou de le quitter.
Et l’amitié ne peut exister sans la faculté de choisir ses amis, les personnes avec lesquelles nous désirons nouer des relations profondes et durables.

« La volonté de Dieu ne peut se faire qu’à travers des coeurs qui librement y consentent. Il n’y a pas d’amour obligé. Dieu respecte notre liberté et c’est par elle que nous devenons homme. L’exercice de notre liberté, de notre volonté donc, est l’essence même de notre chemin d’hominisation et de déification » (père Alphonse – Entretiens avec le patriarche Shenouda))


La liberté est tellement importante pour l’homme qu’il est prêt à se battre, à mourir pour elle. Nous en voyons tellement d’exemples dans l’histoire qu’il ne paraît pas utile de les évoquer ici.


Mais de quelle liberté s’agit-il ?

La liberté est une notion bien ambigüe.
Qu’est-ce que la vraie liberté ?

La liberté extérieure liée à l’absence de contraintes matérielles ?
Ou la liberté intérieure qui ne dépend pas des circonstances externes ?

La première liberté désigne notre capacité de décision et d’expression dans la vie quotidienne. Elle est concrétisée dans « les libertés fondamentales» consacrées par des textes juridiques (Constitutions, Charte des droits de l’homme : liberté de circulation, de pensée, d’expression, de presse, de culte…).
La seconde liberté est celle qui nous intéresse ici : c’est la liberté spirituelle, qui oriente notre vie intérieure.

Pour bien percevoir la différence entre ces deux libertés et comprendre qu’elles peuvent être antinomiques, il suffit de penser aux reclus, ou aux moines qui acceptent de vivre dans une étroite petite cellule ou dans une grotte inaccessible, aux stylites perchés sur une surface d’un m² à plusieurs mètres du sol, ou aux prisonniers qui malgré les murs qui les enserrent, l’absence d’espace qui leur interdit tout déplacement, les liens matériels qui les entravent … peuvent être souverainement libres.
C’est l’état d’âme qu’exprime le Starets Silouane lorsqu’il écrit :

« Il est maintenant la quatrième heure de la nuit. Je suis assis dans ma cellule comme dans un palais, dans la paix et l’amour. »
(Père Sophrony- Starets Silounae - Moine du Mont Athos p. 395)

Et le père Sohrony :

« Un petit coin dans ma cellule me suffisait pour enbrasser le monde entier dans ma prière. » (Cahier St Silouane n° 10, p. 35)

On trouve aussi une illustration de cette liberté intérieure de personnes privées de leur capacité de mouvement chez Stendhal et chez Dostoeïvsky :
Fabrice del Dongo, emprisonné dans la tour Farnèse, éprouve une intense sensation de bonheur proche d’un état mystique :

« Dans cette solitude aérienne, on est à mille lieues au-dessus des petitesses et des méchancetés » (La Chartreuse de Parme).

Et le Prince Muichkine (dans l’Idiot) abonde dans le même sens :

« Il m’est apparu que l’on peut vivre une vie sans borne même dans une prison. »

Paul Edvokimov en fait ce commentaire pénétrant :

« La prison rétrécit les espaces infinis du monde jusqu’au minimum des besoins humains et contribue à cette pénétration à l’intérieur de soi, dans cette profondeur où le principe inaccessible se révèle. » (op cit p. 83)

Contraste saisissant entre l’enfermement extérieur et le déploiement de l’espace intérieur.

On peut rapprocher de ces citations cet émouvant passage des Frères Karamazoff où l’on voit Mitia (Dimitri), le frère débauché, qui a été arrêté et va être jugé pour le meurtre de son père (qu’il n’a pas commis !), et qui, malgré sa déchéance et ses chaînes, perçoit la lumière du Christ, manifestant ainsi la profonde liberté intérieure de son esprit dilaté par l’amour:

« Je suis maudit, vil et dégradé mais je baise le bas de la robe où s’enveloppe mon Dieu ; je marche sur la route diabolique, mais je suis pourtant ton fils Seigneur, et je t’aime, je ressens la joie sans laquelle le monde ne pourrait subsister. »

On le voit, la liberté est une notion bien étrange, qui peut prendre de multiples formes, selon les milieux, les situations et les angles d’où on l’envisage.

La liberté dont il est question aujourd’hui est d’ordre spirituel.
Elle désigne la faculté de l’homme de choisir entre ce qui lui donne la vie et le rapproche de Dieu et de ses semblables, ou, au contraire, et ce qui peut le détourner de la volonté divine et - n’ayons pas peur des mots car il s’agit d’une réalité essentielle - peut le conduire vers la mort, la solitude, l’absurde et le néant.

« Vois, je mets devant toi la vie et le bien, la mort et le mal…Choisis la vie afin que tu vives, toi et ta postérité. » (Deut. 30, 15 et 19)

La liberté n’est pas sans risque …

Hélas, nous savons que notre belle liberté spirituelle, reçue de Dieu comme un gouvernail en chêne massif, a été tellement malmenée par l’homme qu’elle est le plus souvent oubliée et que, si un vent contraire se lève et que les flots se gonflent, notre petit bateau en perdition tournoie dans la tempête.

Dieu prenait d’ailleurs un fameux risque en dotant les créatures de la faculté de choisir !

Nous verrons que notre liberté intérieure est bien inconfortable car elle nous met en face de responsabilités qui nous paraissent souvent trop lourdes à porter.
Certains n’hésitent d’ailleurs pas à la considérer comme un cadeau empoisonné.
Déjà dans l’Antiquité, à l’époque de St Irénée de Lyon (au 2ème siècle), certains percevaient la liberté de l’homme comme une imperfection puisque lui permettant de choisir le mal et se demandaient pourquoi Dieu n’aurait pas pu rendre l’homme parfait sans son consentement.

« On objectera peut-être : Eh, quoi ? Dieu n’eût-Il pas pu faire l’homme parfait dès le commencement ?... »

Et St Irénée répond en soulignant que la liberté de l’homme fait de lui un être en devenir qui a besoin d’une pédagogie.

« Dieu pouvait dès le commencement donner la perfection à l’homme, mais l’homme était incapable de la recevoir car il n’était qu’un petit enfant…Il pouvait venir à nous dans son inexprimable gloire, mais nous n’étions pas encore capables de porter la grandeur de Sa gloire.
Aussi, comme à des petits enfants, le Pain parfait du Père se donna-t-Il à nous sous forme de lait – ce fut sa venue comme homme – afin que, nourris pour ainsi dire à la mamelle de sa chair et accoutumés par une telle lactation à manger et à boire le Verbe de Dieu, nous puissions garder en nous-mêmes le Pain de l’immortalité qui est l’Esprit du Père. (AH IV, 38, 1)
Ils sont tout à fait déraisonnables ceux qui n’attendent pas le temps de la croissance et font grief à Dieu de la faiblesse de leur nature. Dans l’ignorance de Dieu et d’eux-mêmes …(ils) refusent d’être d’abord ce qu’ils ont été faits, des hommes sujets aux passions ; outrepassant la loi de l’humaine condition, avant d’être des hommes, ils veulent être semblables au Dieu qui les a faits et voir s’évanouir toute différence entre le Dieu incréé et l’homme nouvellement venu à l’existence…
Nous Lui faisons un crime de ce que nous n’avons pas été faits dieux dès le commencement, mais d’abord hommes, et, ensuite seulement, dieux. » (AH IV 38, 4)

* La liberté peut, en effet, peser cruellement sur l’homme comme on le voit, par exemple, dans la « Légende du Grand Inquisiteur » imaginée par Dostoeïvsky dans Les Frères Karamazoff.
L’Inquisiteur reproche à Dieu (et au Christ en particulier) d’avoir confié à l’homme cette faculté redoutable qu’il serait, selon lui, incapable d’exercer à bon escient.
Comme si l’on confiait une arme à feu ou un lance-flammes à un petit enfant privé de la capacité de discernement.
La liberté devient alors un fardeau insupportable pour l’homme en quête d’un bonheur simple et facile, avide de sécurité.

« Il n’y a rien de plus séduisant que le libre arbitre, mais aussi, rien de plus douloureux. Tu as accru la liberté humaine au lieu de la confisquer et tu as ainsi imposé pour toujours à l’être moral les affres de cette liberté »

L’Inquisiteur a une opinion très médiocre de l’homme, incapable, selon lui, de supporter le poids de la liberté et d’en faire bon usage, c'est-à-dire d’orienter par lui-même sa vie conformément au projet divin.

« L’homme est plus faible et plus vil que Tu ne le pensais » dit le Grand Inquisiteur au Christ … Tu te faisais une trop haute idée des hommes…Tu as trop exigé de lui, Toi qui pourtant l’aimais plus que Toi-même ! En l’estimant moins, Tu lui aurais imposé un fardeau plus léger… »

L’Inquisiteur voudrait supprimer purement et simplement cette liberté qu’il juge insensée et qu’il reproche amèrement au Christ d’avoir encore augmentée :

« Au lieu de t’emparer de la liberté humaine, Tu l’as étendue ! »

Son projet est terre à terre.
Pourquoi faudrait-il faire miroiter aux yeux de l’homme un bonheur dans l’Au-delà alors qu’il est fait pour vivre sur terre et dans une servitude somnolente et irresponsable ?

« Qu’avons-nous besoin de l’Au-delà ?...Nous sommes plus humains que Toi. Nous aimons la terre…J’aime l’humanité plus que Toi »
Et l’Inquisiteur d’affirmer :
« nous résoudrons tous les cas et ils accepteront notre décision avec allégresse, car elle leur épargnera le grave souci de choisir eux-mêmes librement ».

Voilà un débat qui mérite réflexion.
Il peut sembler excessif ou théorique, mais, si l’on y réfléchit sincèrement, ne nous est-il jamais arrivé de souhaiter d’être moins libres, moins responsables (voire pas du tout !) sur le plan spirituel ?
Que la chute n’ait pas pu avoir lieu ?
Que l’homme n’ait pu s’égarer en faisant de mauvais choix ?
Que le péché ne puisse exister ?
Que nous ne puissions jamais être séparés de Dieu, mais constamment nourris, confortablement et sans effort, de sa Présence comme des bébés qui ne se posent aucune question, immergés dans une confusion rassurante avec leur mère ?

Car la liberté exige un véritable effort pour être mise en œuvre, un choix conscient, un discernement, un vrai travail sur soi…

Le mauvais usage de la liberté

On n’a pas tort de s’inquiéter de l’usage que peut faire l’être humain de sa liberté lorsque l’on voit que l’histoire de l’humanité baigne dans le sang, la violence, le mensonge….bref, dans le tourbillon des passions humaines (ou plutôt inhumaines !).

Nous trouvons dès les premières pages de la Bible le récit symbolique - et inépuisable - de ce détournement du don précieux de la liberté humaine dans le troisième chapitre de la Genèse.

Je ne m’attarderai pas à un long commentaire de ce drame bien connu où l’on voit l’homme et la femme placés par la Créateur dans un Jardin où se trouvent deux arbres offerts à leur contemplation : l’arbre de Vie et l’arbre de la Connaissance du bien et du mal (Gen 2, 9).

C’est le second qui nous intéresse plus spécialement aujourd’hui, car c’est autour de lui que va se jouer le drame de la liberté humaine.
Elle va être éprouvée dans la décision qui appartient à l’être humain, de choisir entre la Vie divine (à laquelle il communie déjà, mais de manière inconsciente en se nourrissant des énergies incréées de l’Arbre de Vie, tel un bébé qui tète sa mère sans la moindre réflexion, ni prise de conscience) et quelque chose d’autre : la consommation des fruits de l’Arbre de la Connaissance.
Dieu invite l’être créé à ne pas manger des fruits de cet arbre, sous peine d’en mourir. Il ne s’agit nullement d’une menace ou d’une punition, mais d’un avertissement salutaire.
Ce qui est mis en lumière ici, c’est que Dieu fait prendre conscience à l’homme (jusque là inconscient) qu’il est doté de la capacité de choisir (« en manger ou pas »). Qu’il lui appartient réellement de choisir en exerçant une authentique liberté.
Et Dieu le met en garde aussi contre un mauvais usage de celle-ci : s’il n’écoute pas le conseil divin, il peut en mourir ! (Il est vrai aussi qu’Il ne lui dit pas pourquoi).

L’homme a donc bien grandi en quelques versets : se nourrissant inconsciemment de l’Arbre de Vie, il est invité à devenir conscient et responsable en évitant les fruits de l’Arbre de la Connaissance.

Et nous voyons rapidement entrer en scène celui qui va se faire un plaisir d’égarer l’homme dans un choix mortifère en le détournant de Dieu : le tentateur, le père du mensonge, le serpent (le plus rusé des animaux dit le récit - Gen 3, 1).

Nous voyons donc, dès les premiers chapitres de la Bible, que dans le cœur de l’homme, se joue un combat fondamental, déjà mentionné, entre Dieu et Satan.

Et aussi que l’homme n’est sous l’emprise ni de l’Un, ni de l’autre. Ni Dieu ni le diable ne peuvent imposer leur volonté à l’être humain.
Celui-ci est libre de son choix…mais il ne peut rester neutre.

L’homme a la liberté de se détourner de Dieu ... et il ne s’en prive pas !

L’homme a la liberté d’écouter Dieu, de lui faire confiance (littéralement d’avoir foi en Lui) en vue de partager Sa vie…ou de décider de devenir dieu sans Dieu. De s’auto-déifier.

C’est bien ce que lui suggère le démon dans le récit de la Genèse :
« mangez donc ces fruits appétissants car alors : « vos yeux s’ouvriront et vous serez comme des dieux » (Gen 3, 5)

Le mot « comme » est important. Il ne s’agit plus d’être déifié par l’amour de Dieu mais de singer Dieu, d’être « comme » Lui…sans Lui !
L’homme peut être animé par ce qu’Evdokimov appelle la « concupiscence du divin ».
L’homme n’aime plus Dieu Lui-même, mais le divin (ou plutôt la puissance divine) qu’il croit pouvoir atteindre, obtenir par ses propres forces.

« L’amour pour Dieu a dégénéré en concupiscence du divin qui fait dire : « vous serez comme des dieux » (158)
L’élan d’amour orienté vers l’être de Dieu change d’objet, dégénère en concupiscence orientée vers l’idée du divin ; vers la possession des attributs de Dieu. L’idée du divin se substitue à l’être de Dieu ; la dialectique athéiste trouve son point de départ » (172).

Ne croyons pas qu’il s’agisse là d’une histoire ancienne, d’un récit mythique dépourvu de sens et de portée concrète dans nos vies ; la Bible parle de nous, dans notre réalité quotidienne. L’homme, le plus souvent, ne souhaite pas vivre de la vie de Dieu, se tenir en Sa Présence dans une attitude humble d’adoration, de tout recevoir de Lui dans un élan d’amour et de reconnaissance.
Mais il veut, comme Prométhée, voler le feu divin et vivre comme un dieu, sans Dieu.
C’est la description de notre état intérieur le plus répandu.
Ne voyons-nous pas quel appétit de puissance dévore le cœur humain ?
Combien l’homme est prêt à tout (tromper, voler, tuer, torturer, saccager, développer une puissance technologique délirante…) pour affirmer son pouvoir sur les autres, sur la nature, sur le cosmos, pour satisfaire son avidité sans limite ?

Nietzsche est un bon représentant de cette tendance lorsqu’il exalte la volonté humaine pour elle-même, sans autre but ni référence que sa propre puissance sans limite.

« Chez Nietzsche, la volonté de puissance… n’a plus aucun but extérieur, aucun objet, pas de finalité. Cette volonté ne veut pas le pouvoir, pas davantage le bonheur, le progrès ou la liberté : elle se veut elle-même, voilà tout…C’est une force qui veut l’intensification de la force, une volonté qui veut son propre accroissement… » (Luc Ferry – Nietzsche – La mort de Dieu)
« Chez Nietzsche, la volonté authentique, la volonté accomplie, est celle qui cesse d’être volonté de quelque chose pour devenir « volonté de volonté », volonté qui vise l’accroissement des forces vitales, c'est-à-dire son propre accroissement, sa propre intensification comme telle. La volonté atteint ainsi la perfection de son concept : se voulant elle-même, elle devient maîtrise pour la maîtrise, force pour la force, et cesse d’être assujettie, comme elle l’était encore dans l’idéal progressiste des Lumières à des finalités extérieures » (Luc Ferry – L’Homme Dieu ou le sens de la vie)

Et nous savons que Nietzsche a profondément influencé la pensée contemporaine…


La puissance démesurée du psychisme humain

* Le drame de l’homme c’est d’avoir oublié qu’il n’est pas que corps et âme mais qu’il est aussi esprit ; et que son esprit est habité par une soif d’absolu qui ne peut être assouvie qu’en Dieu, qui seul est Absolu.

L’Image de Dieu en nous trouve une de ses expressions les plus justes dans cette réalité de l’esprit qui, absolu, aspire à l’Absolu qui l’attire comme un Aimant (au deux sens du terme).

« L’image de Dieu en l’homme est l’image de l’absolu qui aspire à l’Absolu…véritable Eros, orientation de l’esprit vers l’Infini…Dans l’intimité avec Dieu, cette aspiration devient réalité, c’est la ressemblance. Notre eros cherche la paix et ne la trouve qu’en l’Eros divin qui a mis en nous cette aspiration divine à chercher l’Absolu » (Evdokimov p. 129) 

* Oubliant l’existence de son esprit et s’éloignant de Dieu, l’homme détourne sa soif d’absolu dans l’âme, le psychisme qui se dilate à l’infini, ivre de lui-même, dans les passions multiples qui l’envahissent (côté négatif), mais aussi dans de magnifiques réalisations artistiques, scientifiques, humanistes…(côté positif).

« Le drame de l’homme c’est d’ignorer son esprit…L’esprit c’est la capacité d’infini dans le cœur de l’homme ; c’est là, et là seulement, que le psychisme cesse d’être captif de lui-même » (père Alphonse et Rachel Goettmann – Guérison des maladies de l’âme p.15)

Il ne s’agit évidemment pas de discréditer l’âme, si belle et si féconde. Elle produit des œuvres d’art sublimes. Elle est dotée d’une intelligence qui permet à l’homme d’explorer les secrets de l’univers, de créer des modèles mathématiques qui précèdent les découvertes scientifiques les plus fabuleuses.
Mais si elle n’est pas nourrie par l’esprit elle est incapable par elle-même de faire accéder l’homme à la Présence divine.
Ce n’est ni les sentiments, ni les émotions, ni les idées, fussent-elles géniales, ni l’intelligence rationnelle qui peuvent nous faire connaître et aimer Dieu, mais seulement l’élan intérieur et le capteur d’énergies incréées qu’est notre esprit.

De plus l’âme, qui a dévié pour elle-même la puissance de l’esprit se nourrit d’elle-même et des passions qui l’habitent et la conduisent à notre insu.
Ce caractère absolu de l’énergie spirituelle intérieure qui nous habite, et qui est déviée dans le psychisme, explique la puissance des passions qui peuvent nous dévorer.


Le Mal

Nous touchons ici à la grande et lancinante question du mal.

P. Evdokimov a commenté ce thème dans son analyse magistrale des romans de Dostoeïvsky, en particulier, des « Possédés » et des « Frères Karamazoff ».

Il définit le mal comme la volonté de l’homme (ou de l’ange, plus exactement des démons) d’exister par soi, et pour soi, de devenir à soi-même son propre univers, son propre dieu. Ce qui est la définition même de l’orgueil. Nous y reviendrons.

Sous l’influence pernicieuse de Satan – influence d’autant plus sournoise qu’elle est cachée - qui veut égarer et détruire l’homme en le détournant de Dieu, l’être humain peut en venir à oublier Dieu, à L’ignorer, et même à Le rejeter, à Le considérer comme un ennemi ou, ce qui est plus pratique encore, comme inexistant … mort !

N’est-ce pas une attitude très répandue à notre époque depuis les « maîtres du soupçon » (Nietzsche, Marx, Freud…)?
Pas besoin de remonter jusqu’à la Genèse pour s’apercevoir que Dieu tient bien peu de place dans la vie des hommes. Et dans la mienne ?

* L’homme, après avoir oublié Dieu, ne peut que se tourner vers lui-même et devenir son propre dieu, sa propre référence, sa propre idole, comme le montre le livre déjà cité du philosophe Luc Ferry (L’Homme-Dieu).

Nous le voyons bien dans l’individualisme contemporain, lorsqu’il est poussé jusqu’au bout de sa logique. C'est-à-dire lorsque l’individu tout-puissant (ou qui aimerait l’être) prend la place de la « personne » (au sens théologique du terme que l’on appelle aussi l’ « hypostase » , éthymologiquement « qui se tient en dessous des apparences »).
Ce phénomène actuel, qui gangrène notre société post-moderne et les relations sociales, a été bien décrit par le philosophe français Gilles Lipovetsky lorsqu’il met en relief le narcissisme contemporain.

Voici quelques extraits significatifs de son livre « L’ère du vide » :

« Aujourd’hui, c’est Narcisse qui, aux yeux d’un nombre important de chercheurs… symbolise le temps présent…le narcissisme désigne le surgissement d’un profil inédit de l’individu, dans ses rapports avec lui-même et son corps, avec autrui, le monde et le temps…un individualisme pur, débarrassé des ultimes valeurs sociales et morales…émancipé de tout encadrement transcendant…veiller à sa santé, préserver sa situation matérielle, se débarrasser de ses complexes, attendre des vacances : vivre sans idéal, sans but transcendant est devenu possible…aujourd’hui nous vivons pour nous-mêmes, sans nous soucier de nos traditions et de notre postérité….le narcissisme abolit le tragique et apparaît comme une forme d’apathie faite de sensibilisation épidermique au monde et, simultanément, d’indifférence profonde à son égard…
Plus le Moi est investi…plus l’incertitude et l’interrogation croissent. Le Moi devient un miroir vide à force d’ « informations »…culte du désir et de son accomplissement immédiat…La passion narcissique …génère un nouveau type de personnalité, une nouvelle conscience, toute en indétermination et fluctuation…Le Moi devient un espace « flottant » sans fixation ni repère, une disponibilité pure …le rapport à Soi supplante le rapport à l’autre…
Le corps est promu en véritable objet de culte…investissement narcissique visible à travers mille pratiques quotidiennes : angoisse de l’âge et des rides, obsession de la santé, de la « ligne », de l’hygiène ; rituels de contrôle et d’entretien (massages, sauna, sports, régime) cultes solaires et thérapeutiques (surconsommation de soins médicaux et de produits pharmaceutiques).
L’individu…affronte désormais sa condition mortelle sans aucun appui « transcendant »…il en va de la mort et de l’âge comme de la douleur ; c’est leur non sens contemporain qui en exacerbe l’horreur…il ne reste dès lors plus qu’à durer et à s’entretenir, accroître la fiabilité du corps, gagner du temps et gagner contre le temps…
Le narcissisme ne désigne pas seulement la passion de la connaissance de soi, mais aussi la passion de la révélation intime du Moi, comme en témoignent l’inflation actuelle des biographies et autobiographies…Le narcissisme se définit moins par l’explosion libre des émotions que par le renfermement sur soi…c’est le repli sur soi…qui caractérise le narcissisme.
Depuis vingt cinq ou trente ans, ce sont les désordres de type narcissique qui constituent la majeure partie des troubles psychiques… ils se caractérisent par un malaise diffus et envahissant, …Impossibilité de sentir, vide émotif…sentiment de vide intérieur et d’absurdité de la vie, une incapacité à sentir les choses et les êtres…Avoir des relations interindividuelles sans attachement profond, ne pas se sentir vulnérable, développer son indépendance affective, vivre seul, tel serait le profil de Narcisse. »

Pardonnez-moi la longueur de cette citation, mais elle me semble particulièrement appropriée à notre sujet.
.
On peut estimer ces considérations excessives ou exagérément pessimistes. On peut aussi ne pas s’y reconnaître, ou avoir de nos contemporains une vision beaucoup plus positive : il existe évidemment beaucoup de personnes responsables, dévouées, engagées, attentives aux autres, sensibles à la misère physique et morale, qu’elles soient d’ailleurs croyantes, agnostiques ou athées…C’est incontestable.
Il est évident qu’il existe beaucoup de « braves gens » qui aiment leur famille, leurs amis et qui ne font « pas de mal à une mouche ». Et même beaucoup d’humanistes qui se dévouent à de nobles causes et font honneur à la dignité humaine, sans nécessairement se référer à Dieu.

Mais il est bon de rappeler que nous ne nous plaçons pas ici dans une perspective simplement éthique et humaniste.

Nous sommes ici dans une approche spirituelle, ontologique de la liberté.

Et dans cette optique, ce qui me semble intéressant dans ce texte, c’est qu’il met en lumière le caractère absurde et désespéré de l’individualisme qui s’empare de l’être humain qui a perdu le sens du sacré, de la relation à Dieu et à l’autre, et qui se retrouve devant un vide existentiel, une absence de valeurs transcendantes et de sens profond à la vie, une pénible solitude et une angoisse sourde auxquels est, dans le fond de lui-même (elle-même), confronté(e) celui (ou celle) qui a oublié jusqu’à l’existence de Dieu et ne sait pas que Sa Volonté est de faire de l’homme, non pas un esclave ou un serviteur, mais un ami, un partenaire avec lequel partager Sa Vie.

Comme l’écrit P. Evdokimov :

« l’idée de Dieu disparaît mais il subsiste une infinie tristesse. » (op. cit. p 117)

* Dostoeïvsky lui aussi, il y a plus d’un siècle, mettait en scène de façon récurrente dans ses romans des personnages égarés par leurs désirs désordonnés : débauche, mépris, meurtre… ayant oublié la voix divine ou faisant à Dieu un procès impitoyable.
Pensons à Kirilov, Stavroguine (Les Possédés) Dimitri et Ivan Karamasoff (Les Frères Karamasoff) Raskolnikov (Crime et châtiment), Rogogine (L’idiot)…Ce sont des êtres possédés par leurs passions et leurs idées destructrices.

Ces personnages déboussolés poussent très loin, de façon certes exacerbée mais plausible (l’histoire en est remplie), la réalisation de leurs passions dévastatrices en affirmant : si Dieu n’existe pas, ou s’Il est si lointain que l’homme en oublie la réalité et la voix, alors tout est permis !
Nous rencontrons ici, sous une autre forme, celle du crime, du néant, du suicide, du meurtre… la volonté de puissance de l’homme qui nie l’existence de Dieu.
La conclusion désespérée de ces êtres égarés est parfaitement énoncée par Ivan Karamazoff ou par Kiriloff : tout est permis puisque Dieu n’existe pas !

« Puisque Dieu et l’immortalité n’existent pas, il est permis à l’homme nouveau de devenir un homme-dieu, fût-il seul au monde à vivre ainsi. Il pourrait désormais, d’un cœur léger, s’affranchir des règles de la morale traditionnelle auxquelles l’homme était assujetti comme un esclave…Partout où je me trouverai, ce sera la première place …tout est permis un point c’est tout ! » (Ivan Karamazoff )

« Dans sa soif luciférienne d’absolu, l’homme moderne tend à abolir toute limite : il se pose lui-même comme seule et ultime référence et exalte la transgression. On fait de la transgression une règle pour aboutir au « tout est permis » d’Ivan Karamazov, puis au « tout est possible » de la techno-science. » Archimandrite Syméon - Cahier St Silouane précité ).


Kirilov, dans Les Possédés, considère Dieu comme un obstacle à la liberté humaine :

«  Si Dieu est, toute la volonté lui appartient, et en dehors de sa volonté, je ne puis rien.
S’il n’est pas, la volonté m’appartient et je dois proclamer ma volonté propre ».
« L’attribut de ma divinité, c’est ma libre volonté ».

Chez Kirilov, cette prétendue liberté sans limite va jusqu’au suicide. Il met fin à ses jours uniquement pour démontrer qu’il dispose lui-même de sa vie, par une volonté de toute puissance qui débouche sur le néant et l’absurdité !

« Je me tue pour prouver mon insubordination et ma liberté nouvelle »
« Je dois me brûler la cervelle, parce que la manifestation suprême de ma volonté, c’est le suicide ». (Les Possédés)

L’archimandrite Syméon du monastère de Maldon, successeur du père Sophrony, en fait ce commentaire avisé :

« Kirilov se tue pour ravir le feu du ciel, la divinité. C’est l’individu qui s’absolutise, se divinise par lui-même et pour lui-même seulement.
Le Christ, au contraire, se vide de Sa divinité, S’anéantit comme le dit l’épitre aux Philippiens, en se sacrifiant pour le salut des autres »
(Archimandrite Syméon- op cit )

Un homme se tue pour se diviniser lui-même !
Renversement saisissant de l’Amour sacrificiel du Christ qui donne sa vie pour que les hommes puissent revivre !

Que devient l’homme sans Dieu et sans le désir de faire Sa volonté aimante ?
A nouveau, Paul Evdokimov l’exprime avec justesse :

« En abandonnant l’idée de l’immortalité de l’âme, les hommes sont à nouveau saisis par le sens antique de la fugacité de la vie, par le caractère relatif des idéaux et le fini du monde naturel ; un jour vient où tout se fait trop simple et trop clair : il n’y a plus rien de mystérieux, d’inaccessible, aucune fantaisie ne peut plus porter l’homme sur ses ailes. Les grandes espérances s’éteignent, les peines restent et, sur la terre devenue solitaire, l’amour lui-même devient utilitaire ; il sert à étouffer le chagrin de leurs cœurs (L’adolescent) ; or, « l’Incommensurable et l’Infini sont nécessaires à l’homme » (Les possédés), leur recherche est la force qui meut les peuples ; elle est l’aspiration à l’Absolu. Les attributs de l’esprit humain sont calculés sur l’éternité, sur l’immortalité personnelle, voilà pourquoi la conception incroyante est mêlée d’angoisse » (op cit. p. 117)

Deuxième partie : Que ta volonté s’incarne dans notre vie

Après avoir posé quelques bases plus théoriques, tentons maintenant de décrire les remèdes à cette maladie qu’est l’oubli de Dieu.
Tentons de découvrir comment incarner dans notre vie cette demande essentielle qui est au cœur de la prière : « Que Ta volonté soit faite ».

* Nous allons procéder par étapes.

1- D’abord, celle de la prise de conscience de mon état spirituel.
2- Puis vient la prise de décision, la résolution de s’engager résolument dans un chemin de transformation.
3- Ensuite, nous envisagerons l’absolue nécessité du discernement des esprits et de la garde des pensées.
4- Sur ce chemin étroit nous sommes puissamment aidés par le Christ, médecin et Sauveur, et par la grâce de l’Esprit Saint.
5- Nous nous demanderons aussi comment discerner concrètement la volonté du Père dans notre vie.
6- Enfin, nous évoquerons l’indispensable synergie entre la grâce et notre volonté.

Toutes ces questions, si essentielles pour notre vie spirituelle, sont longuement abordées dans la Tradition ascétique de l’Eglise, nourrie des Ecritures, de la pensée et de l’expérience de nos pères (et mères) dans la foi.
On ne peut, dans le cadre limité de ce travail, que les esquisser en invitant chacun à les approfondir dans sa vie spirituelle.

Je prendrai essentiellement pour guides :
les saints Starets Silouane et Sophrony (Celui-ci a évoqué la vie et rassemblé les écrits de son maître Silouane dans le beau livre « Starets silouane , Moine du mont Athos »),
le livre très utile et concret du père Alphonse et de Rachel Goettmann « La guérison des maladies de l’âme »,
deux livres dont je vous recommande vivement la lecture.


* Première étape : la prise de conscience

Cette conscience est double : éveil à la Présence divine et lucidité sur mon état spirituel.

Conscience de la Présence divine

Si elle est éveillée, cette conscience, comme une flamme, nous tient en éveil de manière permanente. Et nous pouvons chanter avec le psalmiste :

« O Dieu, mon Dieu, je Te cherche dès l’aurore, mon âme a soif de Toi.
Après Toi languit ma chair comme une terre déserte sans eau » (Ps 63)

Sans cette conscience essentielle de l’existence de Dieu, de Son amour, de Sa présence, de Sa proximité, Lui qui est plus intime à moi-même que moi-même, pourquoi se mettre en route ?

La première attitude spirituelle fondamentale est le désir de connaître Dieu.
Pas seulement de savoir qu’Il existe ou de croire en Lui. Mais de le chercher avec ardeur. De s’ouvrir à Sa présence. D’avoir confiance (foi) en Lui. De tourner vers Lui tout notre être « corps-âme-esprit, pour être inondé de ses énergies incréées, comme une fleur se tourne naturellement vers le soleil.
La Tradition appelle cette attitude existentielle : « le souvenir de Dieu ».
La mémoire du divin creuse en nous une immense nostalgie et suscite le désir de vivre en Dieu, pour Dieu, d’être uni à Lui tout le temps et pour toujours.
Les pères comparent cet élan de l’être humain vers Dieu au désir amoureux :

« Bienheureux celui dont le désir de Dieu est devenu semblable à la passion de l’amant pour sa bien-aimée » (St Jean Climaque – Echelle sainte 30ème degré)

Celui qui désire Dieu clame : « Mon âme a soif de Dieu, du Dieu vivant » (Jean Climaque – idem)

Une vie spirituelle ne peut être vécue sans ce désir profond, cet enthousiasme fondamental , cet élan que nous appelons « foi », confiance, adhésion, qui alimente notre mémoire et nous révèle la vérité de l’Amour divin.
Si ce désir ne nous remue pas en profondeur, nous tombons dans l’indifférence, la froideur et notre esprit (qui est la tête chercheuse du divin que nous portons en nous) s’endort…

« Loin de Dieu, l’esprit de l’homme est endormi, indifférent. Mais dans l’association intime avec l’Esprit Saint, l’esprit de l’homme devient fort, ardent ; il est enflammé par l’amour divin » (Amba Shenouda)

L’enthousiasme au sens premier du terme est le moteur de la vie spirituelle.
N’oublions pas que le mot enthousiasme vient du grec « enthousiasmos » qui signifie « transport divin » « élan en Dieu » (« en theos »).
Et que la vérité en grec se dit « Aletheia », mot composé de «alpha » privatif et « lethe » (l’oubli, du nom du fleuve Léthé qui plongeait dans l’oubli les âmes des trépassés). La vérité est donc l’absence d’oubli, soit le souvenir, la mémoire « de Celui qui était, Qui est et Qui vient ».

Prise de conscience ensuite de notre état spirituel.

Nous sommes invités ici à ouvrir les yeux sans complaisance sur notre état intérieur.
Pour nous y aider, nous pouvons, par exemple nous poser les questions suivantes et tenter d’une répondre avec lucidité :

suis-je vraiment libre ? Il ne s’agit pas ici des grands principes (liés aux droits et libertés de l’homme), mais de la liberté sur le plan intérieur, spirituel,
qu’est-ce qui dans ma vie fait concrètement obstacle à cette liberté « glorieuse des enfants de Dieu » dont parle St Paul ?
est-ce que je désire vraiment que s’accomplisse en moi, à travers moi, autour de moi la volonté de Dieu ?

Ces questions doivent être posées dans une attitude humble de prière et d’écoute.
Pas en philosophe, en moraliste ou en sociologue, mais en croyant, en amoureux de Dieu.
Et en invoquant l’Esprit Saint, car Lui seul peut nous révéler mon état intérieur, tout ce qui en moi, fait obstacle à ce que Sa volonté s’accomplisse et non la mienne.


Suis-je vraiment libre ?

La réponse est : « Non, je ne le suis pas » !

Parce que je perds souvent mon chemin dans des passions qui m’égarent, des désirs contradictoires, une dispersion qui donne à mon être le tournis tourbillonnant d’une d’une toupie.
Croire que je suis toujours bien orienté vers Dieu est une douce illusion.
Penser que c’est l’amour qui constamment guide mes pensées, mes paroles et mes actes est un aveuglement. Nous le savons.
N’ayons pas peur des mots : le péché existe et me détourne le plus souvent de l’Essentiel, de ma vocation profonde, celle de devenir fils ou fille de Dieu.

Les pères affirment que le péché est « une maladie de la volonté ». 

Comme l’écrit de manière imagée Théodoret de Cyr, notre humanité est devenue boiteuse en raison du péché :

« Notre nature humaine, dit-il, a tendance à trébucher »

* Nous avons donc un besoin vital de guérison.

Et où la chercher cette guérison ailleurs qu’en Dieu ?
Car le seul médecin c’est le Christ.
Nous ne pouvons être guéris de l’absence de Dieu que par Dieu Lui-même.
Si quelqu’un étouffe et suffoque, seul un apport d’oxygène peut lui sauver la vie.
Notre guérison spirituelle ne peut commencer et se poursuivre (toute notre vie) que si nous nous tournons résolument vers Dieu en lui disant, du fond du cœur, dans un élan de tout notre être « Que Ta volonté soit faite en moi » !

« A partir du moment où nous nous tournons vers Dieu, résolus à suivre ses commandements, un processus de guérison totale s’engage » (P. Sophrony)

* Prendre conscience de mon péché est le commencement de ce processus de guérison.

« C’est la découverte la plus importante que nous puissions faire sur nous-mêmes, écrit le pasteur P . Burgat, car elle nous met dans une juste relation avec le Seigneur. C’est le début du repentir. » (Cahier St Silouane déjà cité)

Beaucoup de personnes à notre époque se hérissent lorsqu’ils entendent les mots : « péché » « repentir » « guérison spirituelle »… car elles n’ont plus aucune conscience de notre état de séparation avec Dieu.
Elles sont le plus souvent tellement traumatisées par les blessures infligées par la religion étriquée et culpabilisante qu’on leur a imposée, qu’il n’est plus question pour elles de se tourner vers l’enseignement de la Tradition chrétienne.
On peut comprendre leur rejet épidermique ou radical. Mais il serait bien dommage d’en rester là…
Ne jetons surtout pas le bébé avec l’eau du bain !

* Il est donc essentiel de prendre conscience du fait que notre volonté a été grièvement blessée par le péché qui est un état de cécité spirituelle.
Que notre liberté a été déviée et amoindrie.
Que notre liberté n’est plus réellement « libre » et qu’elle nous conduit le plus souvent à faire, sans le vouloir ni même le savoir, des choix mortifères.

C’est St Paul qui décrit le mieux cet état déchu, que nous connaissons tous, dans ce passage célèbre de l’épitre aux Romains:

«  Je ne fais pas ce que je veux et je fais ce que je hais…Ce n’est pas moi qui agis mais le péché qui habite en moi…J’ai la volonté mais non le pouvoir de faire le bien. Car je ne fais pas le bien que je veux et je fais le mal que je ne veux pas. Et si je fais ce que je ne veux pas, ce n’est plus moi qui le fais mais le péché qui habite en moi…Je prends plaisir à la loi de Dieu selon l’homme intérieur, mais j’aperçois dans mes membres une autre loi qui lutte contre la loi de mon entendement et qui me rend captif de la loi du péché qui est dans mes membres. Malheureux que je suis… » (Rom. 7, 1 à 24)

On ne peut mieux décrire l’état désorienté de l’homme pécheur, du « vieil homme » comme l’appelle aussi St Paul, qui est le jouet de « quelque chose » de plus puissant qui le domine et sur lequel il n’a que peu ou pas de prise.

Du moins, y a-t-il chez St Paul une prise de conscience salutaire de son état d’égarement, et aussi la volonté clairement exprimée d’être guéri par «la loi de Dieu », c'est-à-dire par Sa volonté.

* Pour résumer, la première étape importante de la vie spirituelle est, selon la Tradition, de se reconnaître pécheur et de vouloir avec force et détermination être guéri.
La vie spirituelle en Dieu commence (et se poursuit sans cesse) par cette prise de conscience et ce désir de guérison, cet élan vers Dieu que l’on appelle le repentir.

« Voici le temps du repentir. Je viens à Toi.
Décharge-moi du lourd fardeau de mes péchés
Dans Ta tendresse, donne-moi les larmes du repentir » (Canon de St André de Crète).

C’est la prise de conscience de notre volonté malade, de notre liberté écornée, et cependant toujours présente au plus profond de notre être. Surtout ne nous décourageons pas !

« Du fait de la chute nous souffrons d’un affaiblissement de la volonté…
Les êtres humains – qui conservent leur image divine – gardent aussi la liberté de choisir entre le bien et le mal. L’exercice de notre libre arbitre, bien qu’il soit restreint et miné par la chute, n’a pas été aboli. Dans notre état déchu, la volonté humaine est malade mais pas morte, bien que cela soit plus difficile, il reste possible pour les hommes de choisir le bien. » ( Kallistos Ware – L’île au-delà du monde p. 99 et 1001)

Car, en réalité, peut-on prétendre à la dignité d’homme créé à l’image de Dieu si l’on se satisfait d’un état d’inconscience de notre véritable vocation ? De notre vraie beauté ? N’y a-t-il pas là un manque d’humanité au sens profond du terme ?

« Le péché doit être envisagé dans une « perspective existentielle, comme l’échec à être réellement soi-même. Le péché est un manque d’humanité authentique » (Kallistos Ware – op cit. p 92)


Deuxième étape : la décision résolue

Si nous sommes éveillés à ces deux réalités essentielles de l’existence et de la présence de Dieu et de notre état d’éloignement, alors une décision vitale s’impose : en avant toute ! Je m’engage avec détermination dans un travail de transformation intérieure, de métamorphose de mon être dont toute la Tradition nous parle abondamment.
A commencer par Le Christ qui nomme ce passage la « seconde naissance », renaître d’eau et d’Esprit » (Jean 3)
De St Paul aussi, qui décrit le passage de l’homme charnel, psychique à l’homme spirituel, du vieil homme à l’homme nouveau « qui se renouvelle chaque jour » (2 Co, 4, 16 ; Eph. 4, 22 ; Col. 3, 9-10).

Nous savons qu’il ne s’agit pas là d’un vœu pieux, d’un phantasme éthéré, mais d’une décision qui engage concrètement tout notre être.
Suis-je prêt à me renouveler chaque jour sous l’impulsion de l’Esprit ?

Nous pourrions résumer cette démarche en chantant (et en faisant nôtre à chaque instant) cette magnifique antienne de la Semaine sainte :

« Je dis, voici je viens, je veux faire Ta volonté, Ô mon Dieu »

Je vous suggère de la chanter tous les jours pour en faire notre projet de vie et nous recentrer sur l’Essentiel.
Elle exprime la demande « que Ta volonté soit faite » avec plus de précision : que Ta volonté soit accomplie dans ma vie car c’est elle, et elle seule, que je choisis.

Alors, nous pourrons dire avec sincérité et non du bout des lèvres par habitude ce début de la prière de St Ephrem :

« Seigneur et maître de ma vie »

Est-Il vraiment le maître de ma vie ou une référence discrète, sinon obsolète, parmi tant d’autres ?

* Nous avons déjà évoqué, au début de ce chapitre, en quoi consiste la volonté divine : elle n’a rien à voir avec celle d’un « maître » dur et exigeant, d’un tyran oppressant, mais elle n’a pour but que le bonheur de l’homme, sa béatitude, son épanouissement total dans l’amour trinitaire et l’amour fraternel.

« Dieu nous a créés pour nous faire participer à sa béatitude ; c’est pourquoi tout homme est sans cesse à la recherche du bonheur…
Le Royaume des cieux n’est pas un lieu clos, c’est une dynamique pour une plénitude de joie, de connaissance et de communion. » ( Alphonse et Rachel Goettmann op cit. pp 215 et 220)

Nous ne pouvons même pas nous représenter la plénitude et la joie que nous connaîtrons quand nous serons unis à Dieu, nous laissant baigner par son amour tendre pour nous.

« Abandonnons-nous à la volonté de Dieu et nous verrons alors la Providence divine et le Seigneur nous donnera même ce que nous n’attendons pas…Quand le Seigneur touche une âme, elle devient toute nouvelle…Celui qui accomplit la volonté de Dieu est content de tout, parce que la grâce du Seigneur le rend joyeux…L’âme qui a goûté la douceur de l’Amour divin est entièrement régénérée et devient toute différente… » (St Silouane)

Nous devons donc chasser toute peur.

* Bien sûr pareille résolution de connaître et de faire la volonté divine ne peut être prise et encore moins tenue dans le temps que si j’ai conscience de mon éloignement, que la Tradition appelle « péché » (c'est-à-dire déviation, ratage de cible).
Si je suis satisfait de ma vie, ou plutôt auto-satisfait, je ne peux ressentir nul besoin de me tourner vers Dieu pour être guéri.

Sans conscience de ma maladie, je n’aurai pas recours au médecin.


Troisième étape : le combat spirituel

Ayant pris conscience de mon état de séparation, de dispersion, j’ai pris la décision de me transformer, de m’abandonner à la volonté divine.

Mais aussitôt, les difficultés commencent : de nombreux obstacles se dressent en moi pour contrecarrer ma belle résolution et la reléguer au rang d’un « vœu pieux ».
Je pense que nous en avons tous l’expérience…

Ces nombreux obstacles, la Tradition chrétienne les nomme « pensées et passions ».

* Mais avant de les aborder, évoquons d’abord un autre obstacle de taille : la peur.
Peur de perdre le contrôle de ma vie, peur de l’inconnu, peur de devoir lâcher mes sécurités, peur de me marginaliser…
Le texte de Mgr Jean cité plus haut décrit bien cette attitude de méfiance et de calcul qui est à l’opposé de l’abandon confiant d’un enfant entre les mains de son père ou de sa mère.

Et peut-être n’avons-nous pas tout à fait tort d’avoir peur … car nous allons être confrontés à la nécessité d’un combat spirituel que tous les saints, tous les pères évoquent abondamment. Par exemple le starets Silouane :

« Tous ceux qui suivent Notre Seigneur Jésus Christ sont engagés dans une guerre spirituelle.
Notre combat se déroule chaque jour et à chaque heure.
Le but de notre combat, c’est de trouver l’humilité…car aux humbles le Seigneur Se fait connaître par le Saint Esprit.
La lutte de l’âme contre les ennemis dure jusqu’à la tombe. Et si dans une guerre ordinaire on ne tue que le corps, notre guerre est plus difficile et plus dangereuse parce que c’est l’âme qui périt » (St Silouane)

* Il serait en effet naïf de penser que la vie spirituelle est une sinécure. Et qu’il suffit d’appeler Dieu à l’aide et de se laisser agréablement conduire par lui, les orteils en éventail dans le doux balancement d’un hamac douillet.
Ce serait négliger une réalité essentielle : celle des pensées fausses (ou mauvaises) qui parasitent notre être, et celle des passions qui gangrènent le cœur, le plus souvent à notre insu.
Sans oublier la résistance acharnée que le « vieil homme » en nous, coriace comme un vieux cuir, oppose à tout ce qui bouscule son confort et ses penchants.

Voilà un bien vaste sujet qui ne peut guère être développé ici. Je vous renvoie à ce propos notamment à la lecture du livre précité d’Alphonse et Rachel Goettmann : « La guérison des maladies de l’âme »

Nous sommes tellement habitués à sauter d’une pensée à l’autre, d’être remplis de désirs multiples, de passer sans transition d’un état d’âme à un autre…que nous n’y prêtons plus aucune attention.
Nous pensons être maîtres de nos pensées, de nos désirs et de nos impulsions alors que nous en sommes, le plus souvent, les jouets inconscients.

Notre chemin spirituel commence réellement lorsque nous devenons conscients de ce tourbillon intérieur, semblable au vent d’automne qui fait valser les feuilles mortes
au gré de nos variations climatiques intérieures.

« Le premier ennemi que l’homme rencontre dans son exil après la chute c’est le tumulte des pensées…
« Tout le combat de l’homme consiste dans la lutte des pensées » (St Macaire)
Selon nos Pères dans la foi, il faut d’abord connaître le mécanisme de nos pensées..
Les pensées multiples empêchent notre esprit de se souvenir de Dieu, elles virevoltent et nous assourdissent comme un essaim d’abeilles et nous devenons semblables à des vierges folles…Les pensées justes et les pensées fausses s’entremêlent, il n’y a plus de discernement… » ( Alphonse et Rachel op. cit. p.53 et 60)

* Nous sommes aussi inconscients du travail insidieux des esprits malins qui se glissent dans nos pensées comme des voleurs pour nous dérober avec un art consommé ce que nous avons de plus précieux : notre glorieuse liberté d’enfant de Dieu.

D’où l’importance du discernement des esprits auquel peut nous aider un maître expérimenté.

« Le discernement des esprits est d’une importance capitale : reconnaître la nature des pensées, leur provenance, leur trajectoire, c’est un combat car il faut vigilance et attention pour dégager l’âme du bavardage incessant qui la secoue et l’égare. » ( Alphonse et Rachel Goettmann -p.61-62)

« Les démons recherchent nos points faibles, renforcent insidieusement nos attraits, nos désirs. Ils se cachent derrière nos pensées, nos installations, nos sécurités. C’est ainsi que nous ne discernons plus la réalité et que nous devenons aveugles à ce qui est vérité….
Les démons emploient de multiples stratagèmes. Ils se glissent dans nos pensées-souvenirs, réveillent des blessures anciennes non assumées, non pardonnées, de telle sorte que nous demeurons dans la tristesse, le découragement.
Ou bien ils se glissent dans nos excès afin de les encourager à perdurer. » (idem. cit. p.73)

* Les pensées ne sont pas nos seuls parasites.
Un autre phénomène nous perturbe grandement à notre insu : ce sont les passions, bien connues de toutes les traditions depuis l’Antiquité (pas seulement de la tradition chrétienne).

Platon, Epicure, Lucrèce notamment avaient déjà repéré leur caractère pernicieux.
Les bouddhistes distinguent aussi les passions corporelles : le meurtre, le vol et la luxure, les fautes commises par la parole : mensonge, calomnie et insultes et les passions qui égarent l’esprit : convoitise, méchanceté et vues fausses.
La tradition tibétaine préconise alors la pratique de dix préceptes, un contrôle de soi dans tous les domaines de la vie, pour combattre ces passions et atteindre une vie juste (vue juste, pensée juste, parole juste, action juste, effort juste attention juste concentration juste…).

La passion, en gros, c’est une pensée tordue et récurrente qui a pris racine en nous et nous pousse à un comportement répétitif et nuisible sur le plan spirituel (mais aussi sur notre âme et notre corps qu’elles peuvent détruire à petit feu).
Comme l’expliquent Alphonse et Rachel Goettmann :

« Nous demeurons libres face aux assauts du démon, mais si nous nous complaisons dans la pensée-image, alors nous sommes emprisonnés. C’est l’acquiescement de l’esprit accompagné de délectation à ce qui est proposé (Marc le Moine). Nous avons permis à la pensée de s’installer en nous, nous lui devenons obéissants et nous prenons plaisir à sa présence. » (58)

Complaisance et acquiescement aux pensées mauvaises, délectation et enfermement. Voici des mots-clés pour comprendre ce qui distingue la passion du simple état d’âme passager.

La Tradition chrétienne a repéré et nommé les passions les plus courantes :
Elles sont au nombre de 7 : la gourmandise (gastrimargie), la luxure (esclavage des sens), l’attachement aux richesses (avarice), la tristesse (négation de la vie), la colère (possession des profondeurs), l’acédie (atonie de l’âme) et la vaine gloire (vanité).
J’emprunte cette classification (et les qualificatifs appliqués aux passions) au livre précité d’Alphonse et Rachel Goettmann auquel, à nouveau, je vous renvoie.

St Ephrem le Syrien adopte une autre classification, plus simple, qui figure dans la prière que l’Eglise nous invite à dire pendant le carême : il parle de l’esprit d’oisiveté, de découragement, de domination et de parole facile.

Une approche plus classique met en relief trois passions fondamentales : la soif de jouissance, de plaisir sans Dieu, le désir sans fin de possession (matérielle ou intellectuelle) et l’esprit de domination.

Il est essentiel de repérer en nous la ou les passions qui nous domine(nt) à notre insu, pour ne pas en être esclave et pouvoir transformer l’énergie immense qu’elle(s) contient (ennent), la retourner en force positive qui nous portera dans notre élan vers Dieu.
Cette alchimie peut nous faire découvrir la « pierre théologale » qui est Le Christ Lui-même.

* Et n’oublions pas non plus qu’à la base de toutes ces passions, il y en a une, bien grosse, bien solide, omniprésente, qui fausse en profondeur notre chemin spirituel : c’est l’orgueil dont il faut dire quelques mots car si nous n’en prenons pas conscience, nous allons inévitablement nous égarer.

C’est en effet l’orgueil qui, fondamentalement, nous leurre et nous fait penser que nous sommes importants à nos propres yeux, que nous sommes auto-suffisants, que nous pouvons nous passer de Dieu et d’une guidance spirituelle.
L’orgueil est une forme mortelle de paralysie et d’aveuglement spirituels.
Saint Silouane notamment ne se lasse pas de nous mettre en garde contre cette passion qui ronge le cœur humain et le rend sourd à la voix divine.

« Souvent, il nous semble que le Seigneur ne nous entend pas ; la seule raison en est que nous sommes orgueilleux…Il est difficile de discerner l’orgueil en soi-même ; mais le Seigneur laisse l’homme orgueilleux se débattre dans son impuissance jusqu’à ce qu’il s’humilie.
L’homme orgueilleux ne peut pas vivre selon la volonté de Dieu car il aime se diriger lui-même.
Les hommes n’apprennent pas l’humilité et, à cause de leur orgueil, ne peuvent recevoir la grâce du saint Esprit et ainsi, le monde entier est plongé dans la souffrance.
Les hommes orgueilleux et désobéissants ne veulent pas s’abandonner à la volonté de Dieu, car ils aiment accomplir leur volonté propre, ce qui est pernicieux pour l’âme.
Les âmes orgueilleuses sont semblables à de la fumée. De même que le vent emporte la fumée, ainsi l’Ennemi les attire là où il veut, parce qu’elles n’ont pas de patience ou qu’elles se laissent facilement tromper par lui.

Le père Alphonse et Rachel Goettmann eux aussi (comme toute la Tradition d’ailleurs) insistent sur les ravages que peut causer l’orgueil dans notre cœur. Sans paraphraser le chapitre qu’ils lui consacrent dans leur beau livre précité, j’en reprendrai seulement quelques extraits significatifs :

« Au dernier barreau de l’échelle des passions : l’orgueil, la plus folle, la plus dangereuse, car elle conduit l’homme hors de lui-même, l’égare, le coupe de Dieu …
C’est par orgueil que je me coupe de Dieu quand je pense ou agis selon mon seul bon plaisir.
L’orgueilleux veut exister sans Dieu…L’orgueil nie Dieu, il veut se passer de Lui…
L’orgueil est perversité de la passion unique : c’est le détournement de l’appel à l’élévation (notre déification)…
La vaine gloire recherche la gloire attribuée par les hommes et la préfère à celle offerte par Dieu.
L’orgueil se glorifie par lui-même sans tenir compte de Dieu et des humains. L’orgueilleux se complaît en lui-même et cette complaisance le porte au désir d’élévation, de grandeur. Il est soumis à ses propres désirs et pensées. Il existe par un amour pervers de soi, confond la liberté qui écoute la Parole divine avec le libre-arbitre qui s’écoute lui-même…
L’orgueilleux méprise les commandements divins…
L’orgueil aveugle l’esprit …
L’orgueilleux ignore le fond de son cœur…il n’a connaissance ni des dons reçus de Dieu, ni de ses péchés ; il est fasciné par lui-même.
L’orgueilleux vit dans une surestimation de lui-même …
Là où l’orgueil se différencie de la vanité, c’est qu’on ne cherche plus seulement le regard de l’autre, mais on s’estime, se surestime, on est auto-satisfait…jusqu’à l’autolâtrie » (pp 187 à 198)


L’orgueil nourrit et fortifie sans cesse notre volonté propre.
Cette volonté d’autosuffisance se cabre comme un cheval ombrageux. Elle dresse entre nous et la volonté divine un barrage en béton armé.

« Notre volonté est comme un mur d’airain entre Dieu et nous, nous empêchant de nous approcher de Lui ou de contempler sa miséricorde. » (Abba Poemen)

Enfermement, aveuglement, autosuffisance mortifère, voilà les fruits de l’orgueil qui est la pire des passions inspirée par Satan, lui-même un monstre d’orgueil qui a voulu s’élever aussi haut que Dieu, mais sans Dieu.
Et qui inspire aux hommes qui lui prêtent l’oreille, la même folie .

* Le seul remède contre l’orgueil, son antidote comme l’écrit père Alphonse, c’est l’humilité.
L’orgueil est l’exact opposé de cette merveilleuse qualité d’être, si importante, si essentielle que les Pères n’arrêtent pas de la célébrer sur tous les tons.

« L’humilité est le principe même de la vie spirituelle, à l’opposé de l’orgueil qui est le principe de l’existence mortifère » (Alphonse et Rachel Goettmann p 212)
« L’humilité est le terreau dans lequel se développe l’amour pour Dieu et le prochain » (idem p.210)

Ecoutons à nouveau le starets Silouane parler de cette attitude spirituelle fondamentale sans laquelle on est incapable d’entendre la Volonté de Dieu et de la mettre en pratique

« L’humilité est fondamentale pour pouvoir s’abandonner à la volonté de Dieu
Si l’on me demandait : « Que désires-tu de Dieu ? Quel don ? », je répondrais : « l’esprit d’humilité qui, plus que tout, plait au Seigneur ».


« Celui qui se fait du souci pour lui-même ne peut s’abandonner à la volonté de Dieu…
Mais l’âme humble s’abandonne à la volonté de Dieu. Grâce à l’humilité, l’âme trouve son repos en Dieu.
Mais pour conserver ce repos, il faut un long apprentissage. Nous perdons ce repos parce que nous ne sommes pas enracinés dans l’humilité.
L’âme humble se souvient toujours de Dieu.
Selon ton degré d’humilité, tu ressentiras la grâce en toi ; lorsque ton âme sera devenue tout à fait humble, tu trouveras la paix parfaite.
Quand l’âme est devenue humble, les ennemis sont vaincus et l’âme trouve son repos profond en Dieu.
Les âmes humbles gardent les commandements du Seigneur et s’y tiennent inébranlablement, tel un rocher dans la mer contre lequel se brisent les vagues. Elles se sont abandonnées à la volonté de Dieu.
Celui qui vit selon les commandements entend à chaque heure et à chaque instant la grâce dans son âme. »

Comme nous sommes invités à retourner l’énergie de nos passions en carburants dans notre élan spirituel, nous pouvons prendre conscience que l’humilité est une force bien plus puissante que l’orgueil car elle nous ouvre les portes de la vie en Dieu.

« Donne-moi un esprit humble. Car Tu donnes à l’âme humble la force de vivre selon Ta volonté. Tu lui révèles tous tes mystères ; Tu lui donnes de Te connaître et de comprendre de quel amour infini Tu nous aimes. »
(St Silouane)


* Humilité et obéissance sont deux sœurs jumelles qui unissent leurs forces dans le cœur de celui qui est en chemin et cherche de tout son coeur, avec patience et persévérance, à percevoir la volonté divine.

Le mot « obéissance », dans le cadre d’une démarche spirituelle, est un mot et une réalité qui choquent et écorchent les oreilles contemporaines.
Pourquoi et à qui devrais-je obéir, moi qui suis si jaloux de ma précieuse liberté et qui me sens assez grand pour me diriger moi-même ?
Ne suis-je pas mon propre maître ?
Et obéir à Dieu, par-dessus le marché !
Vous croyez-vous au Moyen Age ou chez des fondamentalistes arriérés ?

Je caricature à peine la réaction indignée que la lecture de ce texte peut susciter chez nombre de nos contemporains.

L’obéissance spirituelle est souvent mal comprise, même chez les chrétiens, car elle évoque une autorité extérieure qui contraint, opprime, aliène. Comme on en a d’ailleurs trop souvent connu dans l’Eglise !

Pour percevoir ce qu’est réellement l’obéissance spirituelle, je ne peux mieux faire que de laisser s’exprimer Mgr Jean de St Denis à ce sujet :

L’obéissance est en général mal comprise. Philologiquement, le terme « obéir », en grec, en latin, en slavon, signifie « écouter ». Il plonge sa racine dans l’écoute. L’obéissance ouvre l’oreille intérieure. Elle est un état particulièrement attentif non passif.
Toute autorité qui écrase qu’elle soit de la science, de l’Etat ou de l’Eglise, tue la possibilité d’entendre…L’escroquerie commence au moment où la religion et les prêtres se servent du mot obéissance « militairement ». Ils en détruisent le sens essentiel qui est de développer l’oreille intérieure toujours prête à entendre.
L’obéissance nous libère, nous donnant la possibilité d’être ce récipient où peut se déverser la volonté de Dieu, alors que la discipline extérieure en ferme l’orifice.
L’obéissance est l’écartement de tout ce qui pourrait nous empêcher d’entendre.
Que de fois ce mot est malhonnêtement exploité !
Lorsqu’un Karl Marx proclame que la religion est l’opium du peuple, sa parole renferme une dose de vérité. Sous prétexte de révélation, sous prétexte que la vérité est venue d’en haut, on nous commande d’obéir aux parents, aux prêtres, à l’Etat, à celui-ci ou celui-là…et d’en attendre la récompense après la mort. Je dois l’affirmer, le plus grand crime est d’avoir déformé nombre de mots chrétiens…
Hélas ! obéissance, ce mot admirable, au sens religieux, est devenu a-religieux, une tromperie spirituelle. Il est urgent de lui restituer sa puissante signification initiale et chrétienne (Mgr Jean- technique de la prière).

Cette conception existentielle et féconde de l’obéissance correspond à cette invitation qui ponctue la Bible comme un leitmotiv : « Ecoute Israël ! »

Obéir, au sens spirituel qui seul nous intéresse ici, consiste donc à ouvrir son oreille intérieure pour percevoir la mélodie divine, la volonté de Dieu.
Elle consiste à acquérir cette écoute intérieure qui capte la voix du Seigneur et perçoit les moindres signes de Sa Présence.

Cette écoute porte de multiples noms : attention, vigilance, discernement, veille, éveil…

* La plupart des Occidentaux, qui ont perdu le goût de la voix des profondeurs, pensent que Dieu ne parle pas aux hommes.
Dieu – quand son existence est admise – est perçu comme lointain, abstrait, muet. Il est théorique (le grand Tout, la déité, la Réalité ultime, l’Un…) mais pas comme étant proche de nous, plus intime à nous même que notre veine jugulaire comme le dit le Coran (Sourate 50 - verset 16)

Cette opinion commune est contraire à la pensée biblique et à l’expérience de nombreux mystiques.
Dieu parle aux hommes « à de nombreuses reprises et de bien des manières » nous dit l’épitre aux Hébreux (1, 2) et « dans les derniers temps, Il nous a parlé par son Fils »

Ce qui est certain, c’est que sa Voix est inaudible à celui ou celle qui ne développe pas son oreille intérieure, qui n’est pas attentif aux signes, aux événements, aux rencontres, aux personnes à travers lesquels Dieu nous parle sans cesse.

Le Christ constate que, le plus souvent, nous n’écoutons pas, nous n’entendons pas, nous ne comprenons pas.
Comme ses disciples, qui pourtant le suivent pas à pas, reçoivent son enseignement à longueur de journée, mais sont presque toujours « à côté de la plaque »

« Ils ont des oreilles et n’entendent pas, des yeux et ne voient pas »

Il ajoute, comme un cri d’espoir :

« Que celui qui a des oreilles pour entendre, entende ! » (Mat 13, 9 ; Marc 4, 9 et Luc 8, 8)

Concrètement nous pouvons entendre la voix de Dieu en lisant la Bible et les commentaires inspirés des mystiques et des pères de l’Eglise mais aussi, de manière plus personnelle en lui demandant de nous parler à travers nos rencontres, nos expériences de vie, le moindre petit événement, de nous guider, d’ouvrir tous nos sens à Sa présence et à sa Voix qui sans cesse nous appellent à l’éveil.
Nous pouvons alors développer en nous un sixième sens, un capteur spirituel, une « petite voix » dont nous pouvons entendre le bruissement dans la brise légère de notre vie intérieure.

A l’image de Marie qui a perçu la voix de l’ange et y a répondu sans hésiter. Ou du prophète Samuel qui s’écrie après avoir entendu l’appel de Dieu :
« Parle, Seigneur ; ton serviteur écoute » (1 Sam. 3)

Voilà encore une prière, courte mais intense, un cri du cœur que nous pouvons renouveler chaque jour. :

« Me voici Seigneur : parle, ton serviteur t’écoute »


Quatrième étape : se tourner vers le Christ et invoquer sans cesse l’Esprit Saint

* Il est important de rappeler que les étapes dont nous parlons ne sont pas nécessairement successives.
Elles peuvent être vécues de manière concomitante, et elles le sont le plus souvent.

La prise de conscience de la Présence de Dieu, de notre état spirituel, des pensées et passions qui nous habitent, de l’influence du Malin, la résolution de se mettre en chemin, la prière adressée à Yeshoua, le Christ Sauveur, et à l’Esprit Saint Consolateur sont inséparables et peuvent être réitérés inlassablement, chaque matin, à chaque heure du jour (et de la nuit pour ceux qui veillent).
De toute façon on n’est jamais arrivé au bout de ce chemin de vie et il faut garder comme un bien précieux l’esprit du débutant qui, « mille fois sur le métier remet l’ouvrage ».
Sans oublier que le cheminement lui-même et le but du chemin sont une seule et même réalité.
« Le tao est la voie et la voie est le tao », disent nos frères chinois.


Le Christ notre Médecin et sauveur

Nous pouvons rappeler le rôle vital de Notre Seigneur Jésus Christ selon deux axes, qui sont pédagogiques car, en réalité, ce qui compte avant tout, c’est de se jeter dans Ses bras aimants en répétant cette prière continuelle, perle de notre Tradition :

« Seigneur Jésus Christ, Fils de Dieu, aie pitié de moi pécheur ».

Ces deux approches sont :
- d’abord, regarder le Christ vivre et agir selon la volonté divine et vivre comme Lui, avec Lui, en nous unissant à Lui.
Le Christ nous invite à vivre comme Lui : « apprenez de moi », dit-Il.
Et aussi : « Je suis doux et humble de cœur » (Mat. 11, 29)
- ensuite (mais ce n’est pas chronologique bien sûr), prendre conscience que c’est Lui et Lui seul qui nous guérit et nous libère.
Jésus se désigne Lui-même comme Médecin (Mat 9, 12-13) et, de fait, il ne cesse de guérir ceux qui se tournent vers Lui avec foi. Cette guérison, si elle passe par le corps et l’âme est avant tout spirituelle.
Il le met bien en évidence lorsqu’Il guérit un paralytique (Mat 9, 1 à 8

Développons ces deux approches :

* Première approche : le Christ notre modèle de vie

* Pour nous orienter dans le bon axe, voyons d’abord comment Jésus agit, prenons-Le comme modèle de nos pensées, de nos actes.

Toute la vie du Christ manifeste une attitude fondamentale : le choix libre et conscient d’accomplir toujours et en tout la volonté du Père.

« Je suis descendu du ciel non pour faire ma volonté mais la volonté de Celui qui m’a envoyé. » (Jn 6, 38)
« Ma nourriture c’est de faire la volonté de Celui qui m’a envoyé et d’accomplir son œuvre. » (Jn 4, 34)
« Je ne cherche pas ma volonté mais la volonté de Celui qui m’a envoyé. » (Jn 5, 30)
« S’il est possible que cette coupe s’éloigne de moi. Mais non pas ce que je veux mais ce que tu veux. » (Mat 26, 39 et Marc 14, 36)

* On pourrait croire - à tort – que le Christ n’a pas de volonté propre, car Il est entièrement soumis au Père et que cela lui aurait été « facile », car, étant Une Personne divine, Il n’avait pas vraiment de volonté humaine – Il n’aurait pas eu le choix - mais seulement une volonté divine, nécessairement accordée à celle du Père (et de l’Esprit).

C’est une vision fausse de la réalité vécue par Jésus, qui a donné lieu à un débat très animé, et même dramatique, au VIIème siècle.
Sans entrer dans les détails il faut rappeler que certains hommes d’Eglise, soutenus par l’empereur Héraclius puis l’empereur Constant, soucieux de se concilier les bonnes grâces des monophysites, soutenaient qu’il n’y avait en Christ qu’une seule « énergie » et une seule « volonté ». On a qualifié cette thèse de « monoénergisme » et monothélisme (« monos » – seul et « thélema » – volonté)

St Maxime le Confesseur (qui aura la langue et la main droite coupées pour avoir contredit cette pensée fausse !) s’est vigoureusement opposé à cette vision tronquée de l’humanité du Verbe. Il affirme, au contraire, que si le Christ n’est pas animé d’une volonté humaine, Il n’est pas vraiment un homme et n’est pas réellement libre. Son humanité est passive, théorique puisqu’en Lui, il n’y aurait eu place que pour la volonté divine. Il ne pouvait donc choisir mais ne pouvait que se conformer à la volonté divine.

Voici une très courte citation de St Maxime qui illustre bien sa pensée:

« Qu’Il ait eu selon la nature (humaine) une volonté humaine tout comme Il avait selon l’Essence (divine) une volonté divine, le Verbe incarné le montre clairement Lui- même par son refus de la mort, refus humain exprimé par Lui…Mais qu’en sens inverse cette volonté ait été entièrement divinisée, consentant à la volonté divine…cela aussi est manifeste puisqu’elle a accompli, de façon parfaite, la Volonté du Père…C’est en tant qu’homme que le Christ a dit : que Ta volonté se fasse et non la mienne ». En cela Il s’est donné Lui-même comme exemple et modèle pour nous afin que nous renoncions à notre volonté propre pour accomplir parfaitement celle de Dieu. Même si, pour cela, nous devons nous trouver face à la mort. »

Plusieurs épisodes de la vie terrestre du Christ mettent en évidence la réalité en Lui d’une volonté humaine qui s’accorde sans cesse avec la volonté divine.
Il s’agit, notamment, au début de sa Passion, de la scène de souffrance dans le jardin des oliviers où sa volonté humaine aimerait repousser la mort qui s’approche (« la coupe d’amertume») mais accepte le passage par la mort car c’est le plan divin.
Le second épisode (le premier par ordre chronologique) est situé avant le début de sa vie publique, c’est celui des trois tentations au désert où l’on voit Satan proposer à Jésus de satisfaire les passions humaines (nourrir son corps au détriment de son esprit, soif de puissance…)

Les évangiles nous montrent Jésus nouer sans cesse un lien intime avec le Père (Il se retire souvent pour prier seul) dont Il scrute et accomplit la volonté, qui est de sauver l’homme, de l’instruire des pensées divines, de le sanctifier, d’en faire son enfant.

* Seconde approche : le Christ libérateur, « libère l’homme pour la liberté »

Le Christ vient libérer l’homme du péché (de son état d’égarement, de séparation, d’inconscience) pour l’éveiller à une autre réalité plus grande, plus plénière, plus lumineuse….en un mot plus humaine.
L’homme n’est pleinement homme qu’en Dieu puisqu’il est créé à l’image de Dieu.

« Plus l’homme est uni à Dieu, plus il devient lui-même. » (Alphonse et Rachel Goettmann – La guérison des maladies de l’âme p. 254)

* Partons de quelques textes de St Paul, qui a si bien parlé de cette libération apportée par le Christ.

«  Frères vous avez été appelés à la liberté. » (Gal 5, 13)

St Paul part d’un constat : les hommes sont esclaves de leurs désirs, de leurs passions désordonnées (dont il donne d’amples descriptions très imagées dans plusieurs lettres (Gal 5, 19-21 notamment), en un mot, ils sont les jouets du Malin qui les manipule à leur insu :

Les hommes « sont pris dans les pièges du diable, qui s’est emparé d’eux pour les soumettre à sa volonté » écrit-il à Timothée (2 Tm 2, 26)

Ce texte fait penser à cet avertissement de St Pierre :

« Veillez, car votre adversaire le diable rode autour de vous comme un lion rugissant cherchant qui il pourra dévorer. » (1 Pi 5, 8)

Nous avons vu que St Paul lui-même constate dans sa propre vie que sa volonté est malade car « la loi du péché habite en lui » (Rom 7).

Un des aspects essentiels de l’œuvre du Christ est cette délivrance des griffes de Satan

«  Christ a délivré du diable ceux dont la vie était vouée à la servitude » (Heb. 2, 14-15)

Or, poursuit-il, le Christ vient nous « libérer pour la liberté » Gal 5,1) :

« C’est pour la liberté que Christ nous a affranchis. Demeurez donc fermes et ne vous laissez pas à nouveau mettre sous le joug de la servitude. ».

Il précise ailleurs que c’est du péché que nous sommes esclaves (Rom 6, 18)

« Libérés du péché et asservis à Dieu » (Rom 6, 6-7 et 16
« Libérés du péché pour porter des fruits pour Dieu. » (Rom 7, 4-6)

Nous libérer de la loi du péché, du joug du Malin.
Nous libérer « pour la liberté » écrit St Paul.
Cette curieuse formule contient une idée importante : Christ nous libère de l’emprise du Malin en nous éveillant à une autre réalité, en nous redonnant la liberté que nous avions perdue puisque notre liberté était confisquée par le diable.
Nous n’étions plus vraiment libres et le Christ nous restitue cette liberté essentielle, ontologique, donnée par Dieu à l’être humain créé à son image.

Alors nous pouvons à nouveau choisir Dieu, choisir la Vie, choisir Le Christ. Dans un élan d’amour et de confiance, avoir foi en Lui pour retrouver la liberté glorieuse des enfants de Dieu qui s’étend à toute la création, à toutes les créatures

« La création attend avec un ardent désir la révélation des fils de Dieu. Car la création a été soumise à la vanité…avec l’espérance qu’elle aussi sera affranchie de la servitude de la corruption pour avoir part à la liberté de la gloire des enfants de Dieu. Nous savons que, jusqu’à ce jour, la création tout entière soupire et souffre les douleurs de l’enfantement. Et ce n’est pas elle seulement… «  (Rom 8, 18-22).

* La Tradition nous enseigne qu’en réalité la libération apportée par le Christ est bien plus vaste encore que de nous délivrer du joug du péché (ce qui n’est déjà pas rien !) : le Christ est venu franchir trois abîmes qui séparaient l’homme de Dieu : celui des natures distinctes divine et humaine, celui du péché et celui de la mort.

Il met fin à la séparation des natures en S’incarnant.
Il guérit notre nature humaine blessée par le péché en la rénovant, en la recréant, au contact de Sa divinité.
Il transforme la mort en passage vers la Vie en ressuscitant.

« Par l’Incarnation Dieu devient homme et celui-ci acquiert les qualités divines, sa nature malade unie à celle de Dieu se transforme.
Le Christ guérit notre nature de l’intérieur ; en y descendant, Il la libère de ses infirmités et, en même temps, Il la régénère et l’illumine…
En y descendant, le Christ-Dieu n’écarte pas la souffrance et la mort pour les remplacer par la Vie, c’est la souffrance elle-même qui se transforme en chemin vers l’incorruptibilité et la mort se métamorphose en Vie.
Le vieil homme, dans sa nature corrompue a été crucifié avec le Christ. Désormais, nous sommes libérés de l’esclavage des passions et du pouvoir tyrannique qu’avait Satan sur nous (Rom. 6, 6 et He. 9,26)
Pas sa mort et sa résurrection, le Christ recrée l’homme et renouvelle sa nature de fond en comble….Il nous est désormais possible de vivre selon notre vraie nature…
Nicolas Cabasilas dit que Dieu a refondu la nature humaine comme on refait une statue brisée ou défigurée en la mettant dans un autre moule.
Le « moule », c’est le Christ, c’est en Lui, à Son Image que l’homme est remodelé. »
(Alphonse et Rachel Goettmann – op. cit. pages 252 et suivantes)


Nous unir intimement au Christ nous libère et nous guérit

Cette libération totale donnée par Notre Seigneur Jésus - dont le nom hébreux « Yeshoua », signifie précisément « YHWH sauveur » - est réelle, objective, effective, définitive…mais elle reste à incarner dans nos vies car nous conservons cette liberté fondamentale de nous unir au Christ, d’accepter son œuvre et son amour…ou de le rejeter, de le refuser pour suivre nos propres voies sans Lui.

Dieu ne peut sauver l’homme sans l’homme. Il ne peut nous imposer la moindre guérison de notre être sans notre acceptation libre, sans notre participation active.

C’est d’ailleurs tout le sens des fêtes de l’Ascension et de la Pentecôte : Le Christ quitte visiblement ses apôtres car Il ne veut pas les contraindre à le suivre.
Si le Christ ressuscité était toujours visible parmi nous, quelle serait alors notre liberté de le suivre ? Quasiment nulle car, sauf mauvaise foi ou aveuglement indécrottable, Le Christ rayonnerait d’une telle puissance, serait tellement éblouissant que nous serions subjugués, béats d’admiration.

Or, le Christ nous laisse totalement libres de le suivre.
Et Il nous envoie l’Esprit Saint pour nous y aider, pour nous éclairer, pour nous guider.
Mais, à nouveau, nous pouvons ignorer l’Esprit Saint, ne pas l’invoquer, ne pas accepter sa Présence et son soutien puissant…pour retourner à nos habituels errements et passions diverses.
C’est tellement plus attirant de jouir sans limites des plaisirs de la vie, d’accumuler des richesses et des connaissances, d’exercer du pouvoir… que de lutter contre l’inertie spirituelle, de cultiver la sobriété, l’attention, la vigilance, l’obéissance, de persévérer dans la prière…

* Le Christ, après avoir accompli son oeuvre terrestre et restauré notre entière liberté, nous quitte de manière visible pour rester invisiblement présent parmi nous.

A nous d’agir maintenant, avec l’aide et la puissance de l’Esprit Saint, donateur de Vie, donateur de grâce, donateur de discernement et des charismes de l’Esprit, dans cette recherche de la volonté divine et dans ce travail spirituel d’accorder notre volonté à celle du Père.

Car c’est bien d’un travail personnel et collectif de chaque instant qu’il s’agit.
Un travail fondamental de gestation, comme celui de la création « qui gémit dans les douleurs de l’enfantement ».

Mais ce travail est aussi une nourriture vitale pour nous.
Nous l’avons vu dans la vie même de Notre Seigneur qui nous révèle que sa nourriture, c'est-à-dire ce qui le nourrit, ce qui le fait vivre en profondeur, ce qui soutient son être, ses pensées, ses paroles, son action, c’est de faire la volonté du Père.
Jésus dit aussi que ce n’est pas ceux qui disent « Seigneur, Seigneur ! » c'est-à-dire ceux qui ceux extérieurement pieux « en ordre », qui entreront dans le Royaume, mais ceux qui accomplissent la volonté de Celui qui l’a envoyé (Mat 7, 21-23).

Il ne s’agit donc pas d’une possibilité parmi d’autres, mais d’une attitude vitale pour nous qui sommes invités à rechercher d’abord le Royaume (et le reste nous sera donné par surcroît) (Mat 6, 33 et Luc 12, 31)!


L’aide de l’Esprit Saint nous est indispensable à tous les stades de la vie spirituelle

C’est presque un pléonasme : comment une vie spirituelle serait-elle possible sans que mon esprit soit éveillé.
Et comment mon esprit serait-il éveillé sans la grâce de l’Esprit Saint ?
L’esprit de l’homme est cette faculté, qui m’est offerte gratuitement, d’entrer en relation intime avec Dieu, de capter, de recevoir ses énergies incréées diffusées par le Saint Esprit. C’est mon radar spirituel.

Si l’Esprit Saint touche mon être intérieur, je suis transformé, je deviens attentif, paisible, fécond, docile à la volonté divine qui m’apparaît comme le trésor le plus précieux :

« Quand le Seigneur touche une âme, celle-ci devient toute nouvelle, mais cela n’est compréhensible que pour celui qui en a fait l’expérience. » ( St Silouane)

Le travail intérieur est indispensable, par l’ascèse (littéralement « exercice » en grec), la pratique de la méditation, l’obéissance…
C’est le labour de ma terre intérieure pour la préparer à recevoir la semence.
Mais quelle semence peut y prendre racine sans les Semeurs divins que sont le Christ et l’Esprit Saint ?
N’oublions surtout pas qu’Ils ne sont pas les seuls semeurs possibles et que notre cœur peut aussi accueillir les pensées mauvaises, les passions destructrices et, en particulier l’orgueil qui, comme le liseron, fléau des jardiniers, développe des racines infinies. C’est l’ivraie de la parabole.
Le Christ Lui-même nous met en garde, par cette très utile parabole sur la maison qui a été purifiée, nettoyée et qui est donc ouverte, disponible. Mais l’esprit mauvais qui en a été chassé revient l’occuper avec 7 autres esprits malfaisants et la situation de cet homme est pire que celle d’avant ! (Mat 12, 43-45):
Nous pouvons faire preuve d’un zèle ardent, développer une pratique extérieure quasi-olympique…et être aussi éloigné de la vraie vie spirituelle qu’une galaxie l’est d’une autre (et en plus, elles s’éloignent sans cesse !).
C’est le grand danger de l’orgueil spirituel :
« Le pire, disent les Pères, c’est l’orgueil spirituel, l’orgueil de ceux qui ont déjà cheminé, qui se croient arrivés ; la conscience s’est éveillée, elle est devenue indépendante et se met à planer au-dessus des choses et des autres : « Ô Dieu, je te rends grâce de ce que je ne suis pas comme les autres hommes, qui sont voleurs, malfaisants, adultères… » (Luc 18, 11)…L’orgueil spirituel se sent arrivé à la perfection, la sainteté, il se canonise lui-même… «  Croire que l’on n’est pas orgueilleux est une des plus claires manifestations qu’on l’est (Jean Chrysostome) (Alphonse et Rachel Goettmann – op. cit, p. 197- 198)

* Les Père insistent inlassablement sur le caractère vital de la grâce, des énergies divines qui nous sont communiquées par le Saint Esprit.
St Séraphin de Sarov ne dit-il pas que le but de la vie chrétienne, c’est « l’acquisition du Saint Esprit » ?

Le Christ annonce à plusieurs reprises cet événement spirituel fondamental :

« Le Père vous donnera un autre paraclet : l’Esprit de Vérité. » (Jn 14 16-17)
« Je vous enverrai l’Esprit de Vérité qui procède du Père. » (Jn 15, 26)
« L’Esprit vous enseignera toute chose. » (Jn 14 26)
« Il vous guidera vers la vérité totale. » (Jn16, 13)

Et Jésus dit aussi que le blasphème contre l’Esprit saint ne sera pas pardonné. (Mat 12, 31)
Pourquoi ?
Il ne s’agit nullement d’une punition pour avoir transgressé un interdit, mais d’une simple constatation : blasphémer contre l’Esprit, c’est refuser sa Présence, son action. C’est ne pas accepter d’être éclairés, guidés, inspirés par Lui. C’est rester dans le noir, dans un état d’inconscience mortifère.
On peut comparer cette situation à celle de poumons qui refuseraient de se remplir d’air et seraient rapidement gagnés par l’asphyxie.
Ou comme un cœur refusant de pomper le sang et qui se nécroserait en quelques minutes…

* Lorsque je lis les écrits de St Silouane (voir textes mis en annexe pour ne pas allonger ce texte), je suis frappé par son insistance inlassable sur la nécessité d’invoquer l’Esprit Saint et de demander les dons qu’Il nous prodigue, à tous les stades de notre vie spirituelle .

C’est l’Esprit Saint qui nous révèle la Présence et l’Amour de Dieu pour nous.
C’est Lui qui nous fait reconnaître et aimer le Christ.
C’est Lui qui nous donne la grâce divine pour nous guider, nous fortifier.
C’est Lui qui nous éclaire sur notre état intérieur et nous donne les larmes de repentir.
C’est Lui qui nous ouvre les portes de l’humilité.
C’est Lui qui nous donne la paix, la joie intérieure.
C’est Lui qui nous permet d’aimer nos frères et même nos ennemis.

Notre âme ne peut connaître Dieu et son amour sans le discernement du Saint Esprit.
Elle ne peut connaître la paix et la douceur de Dieu sans la caresse de l’Esprit Saint dans notre cœur.
Sans la métamorphose de notre être opérée par l’Esprit, comment pourrions-nous diffuser à notre tour la paix du Christ ?

« L’âme, remplie de la paix du Saint Esprit rayonne cette paix et la répand sur les autres…En Dieu, l’âme est calme, elle chemine comme à travers un beau jardin…Si l’Esprit saint habite dans une âme, l’homme reconnaît en lui le Royaume de Dieu », écrit St Silouane.

* Comment pourrait-on se passer de l’Esprit Saint et penser qu’Il n’est qu’un adjuvant éventuel de notre transformation intérieure ? Un ornement facultatif ? Une mouche du coche ?

Dans le chemin d’écoute de la Voix divine, de la transformation de notre être pour être réceptif à la volonté divine, l’Esprit Saint nous guide sans relâche si nous l’invoquons.


Comment percevoir la volonté du Père dans notre vie de tous les jours ?

Bien qu’il s’agisse d’une question essentielle (qui constitue l’aboutissement de ce chapitre) je ne m’y attarderai pas longuement, car je crois que tout a déjà été dit.
Je me bornerai donc à rassembler les éléments de réponse déjà évoqués et nous verrons que la réponse à cette question est multiforme et sans doute aussi variée dans ses nuances que la diversité de nos personnes, de nos expériences et de nos tempéraments.

* La première attitude fondamentale pour connaître la volonté de Dieu dans ma vie, c’est de Lui demander avec foi de la manifester.
Cette demande crée en moi une brèche, une ouverture dans ma cuirasse. N’oublions pas ce bon mot (si juste et si profond) de Michel Audiard :
« Il faut être un peu fêlé pour laisser passer la lumière !»

* Pour être porté à demander que la volonté du Père se manifeste, il est essentiel d’être intimement persuadé que Sa volonté est meilleure que la mienne et que Dieu ne veut que mon bonheur, ma sanctification. Que je suis incapable d’imaginer et d’atteindre par moi-même au bonheur que le Seigneur me propose.

Une telle prise de conscience, répétée encore et encore, va progressivement créer et alimenter en moi cette conviction féconde que Sa volonté doit prévaloir sur ma volonté propre parce que celle-ci, souvent, m’égare dans la recherche de faux bonheurs, de plaisirs sans issue, de désirs mortifères…

* Outre ces étapes fondamentales, il est indispensable de préparer ma terre intérieure en développant mon œil et mon oreille spirituels.
Si Dieu me parle (et c’est bien le cas, on peut en faire l’expérience comme nous le montre la vie des saints et de Marie, la Mère de Dieu), il est nécessaire que je puisse m’en rendre compte sous peine de rester aveugle et sourd à Sa voix, à Sa Présence, à Sa Parole, à Son amour.

Comment effectuer ce travail de transformation et d’ouverture de mon être :
en invoquant constamment l’Esprit Saint qui seul peut me donner la lucidité, révéler mon état spirituel, telle une lumière qui me donne le discernement,
en repérant et en nommant tout ce qui en moi, fait obstacle à l’écoute intérieure : mes peurs, mes conditionnements, mes pensées parasites, mes passions et le travail souterrain de l’orgueil qui dresse constamment des obstacles entre moi et l’Esprit Saint.
En transformant la puissance des passions en énergie spirituelle, ce qui enferme en ce qui ouvre, ce qui me rétrécit en me centrant sur moi-même en ce qui me grandit dans ma vraie stature d’homme éveillé et vivant,
En me faisant aider par d’autres personnes plus expérimentées, plus sages, qui ont placé Dieu au centre de leur vie (qu’il s’agisse de pères ou de mères spirituels ou de toute personne mise sur ma route qui peut me donner une parole de vie, m’aider à discerner …)

* Une voie fructueuse, recommandée par la Tradition unanime, c’est bien sûr aussi de suivre les commandements du Christ.
De lire les évangiles, non de manière distraite mais en demandant au Christ de me guérir, de me parler, de m’indiquer le chemin qui Lui est agréable, de me toucher au cœur, de me guider, avec l’aide et le discernement de l’Esprit Saint.
Cela suppose non seulement de lire les Paroles du Christ, mais de décider de les mettre en pratique dans ma vie personnelle, comme Lui-même le répète avec force.

* Je peux alors vivre chaque événement, chaque rencontre, chaque expérience quotidienne, comme la meilleure occasion de connaître et de réaliser en moi la volonté du Père.
Ne pas vivre de manière inconsciente, mais être toujours à l’affût, en éveil, en répétant avec l’œil et l’oreille intérieurs grand ouverts : 

« et ici, et maintenant, Seigneur que puis-je faire, que puis-je dire, que puis-je recevoir, que puis-je donner, que puis-je être pour que Ta sainte volonté s’accomplisse en moi ? »

Chaque événement de notre vie, chaque rencontre, chaque lecture, chaque imprévu peut nous révéler la volonté du Père s’ils sont vécus à la lumière de l’Esprit Saint le Révélateur des pensées divines.

« Dans la simplicité du quotidien, dans l’acceptation totale de tout ce qui est et des événements qui viennent à moi, je m’unis à la volonté de Dieu et je l’épouse. Mon être s’offre à Dieu comme la bonne terre de l’Evangile…quand cette terre reçoit le grain, elle s’unit à Lui, les deux font alliance si bien que la semence se fond en elle et réciproquement, la terre vierge se fait épouse » (Patriarche Shenouda)

Nous pouvons alors dire chaque jour : 

« Père révèle moi Ta volonté par la grâce de l’Esprit Saint que tu m’envoies au nom de ton Fils Notre Seigneur Jésus. »

Ou encore, comme l’évêque Philarète de Moscou nous conseille de le faire dans sa « prière du matin » :

« A chaque heure du jour révèle-moi quelle est Ta volonté.
Guide mes pensées et mes sentiments dans toutes mes paroles et toutes mes actions.
Dirige ma volonté. Apprends-moi à prier. Prie Toi-même en moi »


La synergie

Les deux volontés divines et humaines entrent alors en synergie comme deux rivières qui unissent leurs eaux pour devenir fleuve.

« L’homme a deux ailes pour atteindre le ciel : la liberté et avec elle la grâce » (St Maxime le Confesseur)

Nous ne pouvons accomplir la volonté de Dieu qu’en y accordant la nôtre sans réserve.
Et Dieu Lui-même ne fait rien sans que l’homme, après lui avoir demandé de la lui révéler, n’y consente.

« Mon désir que la volonté divine s’accomplisse, car elle ne s’accomplira pas si je ne Lui demande.
Ce n’est plus l’abandon à la volonté divine : c’est notre volonté qui parvient à la vouloir, à la réclamer » (Mgr Jean – Technique de la prière).

Mgr Jean emploie une image parlante ; celle des vases communicants où les deux volontés circulent, se mélangent et s’équilibrent :

« L’âme, sentant qu’elle réalise la volonté divine, prie de plus en plus ardemment : les deux volontés deviennent des vases communicants, le mélange ineffable s’établit parce que nous le voulons…la volonté divine devient nôtre progressivement, et la nôtre, celle de Dieu. » (Mgr Jean- Technique de la prière)

Nous portons en nous un germe qui est appelé à grandir pour devenir un grand arbre.
Ce germe c’est l’Image divine appelée à s’épanouir en Ressemblance, lorsque nous serons totalement unis à Dieu et que lui deviendrons semblables.
Nous sommes en perpétuel devenir comme la graine qui contient en potentialité la croissance et stature d’un grand arbre.
La sève qui féconde ce germe, c’est notre volonté accordée à la volonté divine qui nourrit notre dignité d’homme vivant.

« La gloire de Dieu c’est l’homme vivant » (St Irénée)

St Irénée et St Jean Chrysostome décrivent de manière poétique cette croissance sous les doigts de l’Artiste divin :

« Ce n’est pas toi qui fais Dieu mais Dieu qui te fait. Si donc tu es l’ouvrage de Dieu, attends patiemment la Main de ton Artiste qui fait toutes choses en temps opportun…Présente-Lui un cœur souple et docile et garde la forme que t’a donnée cet artiste, ayant en toi l’Eau qui vient de Lui et sans laquelle, en t’endurcissant, tu rejetterais l’empreinte de Ses doigts.
En gardant cette forme ; tu monteras vers la perfection, car par l’art de Dieu va être cachée l’argile qui est en toi.
Sa Main a créé ta substance ; elle te revêtira d’or pur au-dedans et au-dehors ; et elle te parera si bien que le Roi Lui-même sera épris de Ta beauté. » (Psaume 44, 12)
(AH 39 , 2)

« Tel un instrument, tiens-toi prêt pour la main de l’Artiste,
Ne laisse pas tes cordes se détendre et s’amollir sous l’effet des plaisirs.
Serre les cordes, tends-les pour le chant.
Rends-toi digne des mains très pures qui se serviront de toi.
Si le Christ se met à jouer sur son instrument,
Alors l’Esprit Saint viendra sûrement
Et le miracle qui dépasse tous les autres s’accomplira : l’Amour. »
(St Jean Chrysostome Homélie sur l’épitre aux Romains).

* Pour terminer, je voudrais rappeler deux pièges à éviter :

D’abord le volontarisme.

Etre à l’écoute de la volonté du Père, ce n’est pas tendre ma volonté comme un arc et vivre crispé.
Cela ressemble plutôt au « Non-agir » taoïste.
Se laisser porter par ce qui arrive, se couler souplement dans l’ événement sans y opposer de résistance, comme un oiseau se laisse porter dans un souffle chaud ascendant, comme un nageur se laisse flotter dans le courant…
Le Non-agir n’est ni passivité, ni résignation, ni paresse, bien au contraire il est attention, vigilance et action sans réaction.

Ensuite, ne pensons pas que la volonté de Dieu va se manifester dans nos vies de manière spectaculaire.

Tous ne sont pas appelés, Dieu merci ! à opérer des miracles ou à entrer dans l’arène en chantant des cantiques.
Ce serait bien orgueilleux de le penser.

Il s’agit plutôt d’un lent travail d’affinement de notre être, de réceptivité, d’écoute, d’humilité, d’accueil patient que l’Eglise nous invite à accomplir comme le Christ, avec l’aide puissante de l’Esprit Saint , afin que se réalise en nous, comme en Son Fils bien-aimé, la volonté aimante et féconde du Père.

Point n’est besoin pour cela de se perdre en paroles abondantes. Il suffit de répéter comme le conseille St Macaire :

« Il suffit d’étendre les mains et de dire :
Seigneur, comme Tu veux et comme Tu sais,
Aie pitié » (Apophtègmes 19)

A suivre….

*

* *

Je vous propose de terminer ce chapitre par une prière qui développe cette demande si essentielle : « Que Ta volonté soit faite sur terre comme au ciel».

Père céleste, Notre père, Abba,
Que Ta sainte volonté s’accomplisse en moi,
A chaque heure du jour et de la nuit, inspire-moi par ton Esprit Saint,
Révèle-moi Ta volonté,
Guide –moi dans toutes mes paroles, toutes mes pensées, tous mes actes,
Parle-moi dans toutes les circonstances de ma vie quotidienne,
Fais-moi connaître tout ce qui en moi, fait obstacle à Ta venue,
Tout ce qui me sépare du Christ, Notre Seigneur, Ton Fils bien-aimé,
Tout ce qui m’empêche d’entendre Sa Parole et de la laisser prendre racine en moi.
Ouvre mon oreille intérieure pour que j’entende le murmure de l’Esprit,
Comme Marie, ton humble servante,
Mère de Dieu et Mère des hommes.
Ouvre mes yeux pour que je voie la beauté de Ton Fils et suive avec joie ses commandements,
Ouvre mon cœur à Ta Présence aimante, Père Très Saint qui m’aime comme son enfant.

Amen

ANNEXE

Le Saint Esprit selon St Silouane

Ô Saint Esprit, demeure toujours en nous car il nous est bon d’être avec Toi.

Seul un coeur humble peut accueillir le Saint Esprit et seul le Saint Esprit nous donne l’humilité

Jour et nuit je demande à Dieu l’humilité du Christ. Mon esprit a soif de l’acquérir. C’est le don suprême du Saint Esprit.

Lorsque l’âme est humble et que l’Esprit divin est en elle, alors l’esprit de l’homme est plongé dans la béatitude de l’amour de Dieu.

Nous souffrons parce que nous n’avons pas l’humilité. Dans une âme humble vit le Saint Esprit et Il lui donne la liberté, la paix, l’amour et la félicité.

Les hommes n’apprennent pas l’humilité et à cause de leur orgueil, ils ne peuvent recevoir la grâce du Saint Esprit, et ainsi, le monde entier est plongé dans la souffrance.

Notre volonté est comme un mur d’airain entre Dieu et nous, nous empêchant de nous approcher de Lui ou de contempler sa miséricorde

Le but de notre combat c’est de trouver l’humilité…car aux hommes, le Seigneur se fait connaître par le Saint Esprit.

De toutes vos forces demandez au Seigneur l’humilité et l’amour fraternel, car en échange…le Seigneur nous donnera gratuitement la grâce du Saint Esprit….Quand nous pleurons et humilions nos âmes, la grâce divine nous garde.

Le Christ nous envoie l’Esprit

Il a dit : je ne vous laisserai pas orphelins et nous voyons que réellement, Il ne nous a pas abandonnés, mais qu’Il nous a donné le Saint Esprit.

L’Esprit saint nous révèle Dieu et le monde invisible

Aux âmes humbles, le Seigneur montre ses œuvres qui sont incompréhensibles pour notre entendement mais qui sont révélées par le Saint Esprit. Par la seule intelligence, on ne peut connaître que ce qui est terrestre, et encore partiellement, alors que la connaissance de Dieu et du monde céleste ne vient que du Saint Esprit.

Au ciel et sur la terre on ne connaît Dieu que par le Saint esprit et non par la science. Les enfants qui n’ont absolument rien appris connaissent le Seigneur par le Saint Esprit.
Privée de la grâce, notre intelligence ne peut connaître Dieu, mais elle est sans cesse attirée vers les choses terrestres, les richesses, la gloire, les plaisirs.

L’Esprit Saint nous fait communier à l’Amour de Dieu

L’Esprit Saint qui est bonté et douceur attire l’âme à aimer le Seigneur

L’Amour du Seigneur ne peut être connu que par le Saint Esprit

Par le Saint Esprit, nous avons connu l’amour du Seigneur.

Il est impossible d’expliquer combien le Seigneur nous aime. C’est seulement par le Saint Esprit que cet amour peut être connu. Et l’âme, incompréhensiblement, ressent cet Amour.

Pourquoi Dieu aime-t-Il tellement l’homme ? C’est parce qu’Il est l’Amour en personne ; et cet Amour, on ne peut le connaître que par l’Esprit saint.

Aucun homme ne peut connaître par lui-même l’amour divin si l’Esprit saint ne l’instruit pas.


C’est par la grâce du Saint Esprit que nous pouvons aimer nos frères et même nos ennemis

L’âme qui n’a pas connu le Saint Esprit ne peut comprendre comment on peut aimer ses ennemis et ne l’accepte pas.

Privés de la grâce divine, nous ne pouvons aimer les ennemis, mais l’Esprit Saint nous apprend à aimer ; et alors, on aura de la compassion même pour les démons.


L’Esprit Saint nous donne la joie et le repos en Dieu

D’une manière insaisissable, l’Esprit Saint donne la connaissance à l’âme. Dans le Saint Esprit, l’âme trouve le repos. Le Saint Esprit réjouit l’âme et la remplit d’allégresse sur terre.

L’Esprit saint est amour et douceur de l’âme, de l’intelligence et du corps.
Mais quand l’âme perd la grâce, ou si la grâce diminue, de nouveau l’âme cherche en pleurant l’Esprit Saint.

Le Saint Esprit remplit de sa grâce l’homme tout entier : l’âme, l’intelligence et le corps.

L’âme reconnaît le Saint Esprit à sa paix et à sa douceur.

.La grâce du Saint Esprit est si douce et la miséricorde du Seigneur est si grande qu’on ne peut les décrire.

Oh ! le Saint Esprit est doux plus que tout ce qui est sur terre. C’est la nourriture céleste, c’est la joie de l’âme.

Le Saint Esprit nous rend forts

Le Saint esprit, sur la terre, vit en nous et nous illumine.
IL nous donne de connaître Dieu.
Il nous donne d’aimer le Seigneur.
Il nous donne de penser à Dieu..
Il nous donne le don de la parole.
Il nous donne de glorifier le Seigneur.
Il donne la joie et l’allégresse.
Il nous donne la force de mener le combat contre les ennemis et de les vaincre.

Analyse des traductions du Notre Père


     

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