CHAPITRE
CINQUIEME
DE LA PRIÈRE EN ESPRIT
On
peut s'entretenir avec Dieu ou prier de quatre façons : de bouche,
de cœur, on esprit et d'une manière ineffable qui absorbe
toutes les facultés de l'âme et se nomme oraison d'union.
Les Chrétiens sans ferveur prient généralement
de bouche : les commençants dans la vie spirituelle prient de
cœur; ceux qui sont plus avancés prient en esprit, c'est-à-dire
sans le secours de paroles intérieures ou extérieures,
mais par de puissants désirs, par une affectueuse et tranquille
contemplation. L'oraison d'union est le partage des parfaits; c'est
une grâce gratuite qui échappe à toute analyse.
Donc, si quelqu'un s'est exercé à la manière des
commençants, telle que je l'ai expliquée au chapitre précèdent,
et s'il se sent appelé de Dieu à un degré plus
élevé, qu'il quitte la prière de cœur pour
prier en esprit. il lui sera aisé de reconnaître que Dieu
l'appelle à ce changement, quand la prière vocale ne le
satisfera plus et qu'il trouvera, au contraire, beaucoup de facilité
à la prière mentale.
A ce degré de contemplation, il faut encore se conduire comme
les •débutants : s'agenouiller en face du Dieu trois fois
saint avec la plus profonde humilité, préparer son âme
à l'auguste entretien, se tourner vers la divine Majesté
et la considérer amoureusement. Ce regard de l'âme veut
dire encore : « Mon Dieu, ayez pitié de moi! Mon Dieu,
ne rejetez pas un pauvre pécheur! »
Dieu entend ce langage muet de la contemplation mieux que toutes nos
paroles, car Dieu scrute le fond des âmes! il voit ce que nous
voudrions dire, les œuvres que nous voudrions accomplir. Ce que
nous souhaitons, cherchons, désirons, il le voit, et le sait
beaucoup mieux que nous-mêmes; aussi toute notre prière
consiste-t-elle dans les désirs du cœur, dans la volonté
de désirer; les mots importent peu. Comme ici un cœur bon,
une intention sincère, des désirs ardents suffisent, l'ignorant
peut y arriver de même que le savant. Ainsi donc quand vous voulez
prier ou jouir de la présence de Dieu, fixez le regard de votre
âme sur ce Père très bon comme un mendiant regarde
le riche à qui il demande l'aumône; ce regard lui en dira
plus qu'un grand nombre de paroles.
C'est la prière de Marie-Madeleine aux pieds de Jésus
: pour implorer son pardon, elle n'a pas prononcé un mot: l'Evangile
raconte qu'elle a pleuré, soupiré, regardé le Seigneur.
Aussi le pharisien n'a pas compris sa prière et s'est scandalisé,
tandis que Jésus, non content de l'accueillir avec une complaisance
sans pareille, lui pardonnait tous ses crimes et embrasait son cœur
d'une divine charité.
C'est la prière dont David chantait : « Le Seigneur a exaucé
les désirs des pauvres; de ses oreilles il a entendu la préparation
de leur cœur » . Il veut dire : le Seigneur n'exauce pas
seulement la prière articulée de l'homme, mais aussi ses
désirs affectueux, il est attentif à la disposition même
du cœur avant qu'il ne formule sa demande. C'est enfin la prière
toute de soupirs et de saintes ardeurs que l'Esprit-Saint pratique et
nous exhorte à pratiquer, selon cette parole de l'Apôtre
: « Le Saint-Esprit vient en aide à notre faiblesse, car
nous ne savons pas prier, et il prie pour nous avec des gémissements
inénarrables » . En d'autres termes, le Saint-Esprit nous
inspire ce que nous devons demander et comment nous devons le demander
: il excite en nous ces soupirs et ces désirs, afin que nous
apprenions à imiter sa propre prière. S'il vous arrivait
néanmoins, de sentir votre cœur distrait, abandonné,
aride, décochez vite une flèche vers le Sacré Cœur
: « Seigneur, hâtez-vous de me secourir! » , ou bien
avec saint Macaire : « Seigneur, ayez pitié de moi, comme
vous savez et comme vous voulez le faire! »
Mais si vous ne pouvez persévérer dans la contemplation
et si le temps s'écoulait en distractions, revenez à la
prière du cœur. Quant aux distractions, il ne faut pas s'en
affliger ni s'en tourmenter; malgré nos efforts, il n'est pas
toujours en notre pouvoir d'y échapper, il suffit qu'elles déplaisent.
On s'en détourne et l'on revient à la contemplation. La
faute serait de demeurer sciemment dans la distraction; ce serait tourner
le dos, pour ainsi dire, à Dieu lui-même, pendant qu'il
daigne nous donner audience. Quelle insulte envers le Maître du
ciel et de la terre ! Enfin les âmes arrivées à
la contemplation ne doivent omettre aucun des points marqués
dans les chapitres précédents, sinon les paroles intérieures
remplacées par les désirs affectueux et les soupirs d'amour.
L'essentiel pour ceux qui avancent dans l'oraison, aussi bien que pour
les parfaits, c'est de ne jamais s'écarter de l'humilité,
du respect, de la crainte de Dieu et d'une sincère contrition.
Oui, je le répète, pécheurs ou justes, novices
ou maîtres dans la vie spirituelle, jamais nous ne devons perdre
de vue notre misère et nos fautes.
« Mes péchés se sont élevés au-dessus
de ma tête; ils mont accablé comme un lourd fardeau »
. Or, David qui parlait ainsi, s'était rendu coupable de deux
crimes seulement et il n'a cessé de les pleurer. A son exemple,
les personnes dévotes doivent continuellement demander pardon
à Dieu, selon l'avis de l'Esprit-Saint : « Celui qui aime
Dieu, demandera la rémission de ses péchés. —
Le juste ouvrira sa bouche dans la prière, il implorera le pardon
de ses transgressions » . Remarquez bien, l'Esprit-Saint ne dit
pas : Le pécheur demandera pardon ; il dit : Le juste et celui
qui aime Dieu. C'est donc une stricte obligation pour les âmes
pieuses de revenir toujours à l'acte de contrition.
La raison en est que personne n'est absolument sûr d'avoir obtenu
le pardon de ses péchés. En serait-il sûr, il y
aurait encore à craindre, puisque l'Esprit-Saint nous dit : «
Ne sois pas sans crainte quant à tes péchés remis
» . Aussi David, malgré l'assurance que le Seigneur a ôte
ses péchés, continue à les pleurer nuit et jour
: « J'ai gémi et lavé mon lit de mes pleurs. —
Je reconnais mon iniquité, mon péché est sans cesse
devant moi » . L'apôtre saint Pierre, sainte Marie-Madeleine,
la pécheresse Thaïs et beaucoup d'autres saints nous donnent
le même exemple.
L'histoire rapporte un trait semblable de saint François d'Assise.
Il se Mouvait dans la solitude avec frère Léon. Tout à
coup, le souvenir de ses fautes, qui ne pouvaient être que rares
et légères, l'occupa si vivement qu'il se mit à
crier : « O François, tu as commis tant de péchés
dans le monde, que tu mérites bien l'enfer! — O François,
tu as infligé à ton Dieu des injures si graves et si multipliées,
que tu es digne de l'éternelle malédiction! — O
mon Dieu, Seigneur du ciel et de la terre, mes iniquités s'élèvent
contre moi; je mérite d'être exclu de votre gloire et condamné
au feu éternel! — Misérable François, pourras-tu
bien obtenir le pardon de ce Dieu offensé? Ingrat, trouveras-tu
miséricorde auprès de lui? »
Le séraphique Père accompagnait ses paroles de soupirs,
de sanglots et de larmes; on l'eût cru le dernier des criminels.
Cependant le frère Léon, éclairé d'une lumière
surnaturelle, If rassurait sur tous les points et lui promettait la
vie éternelle.
« L'homme vraiment raisonnable, dit saint Ambroise, a toujours
ses fautes devant les yeux et quand il prie, son péché
frappe à la porte je sa conscience. » Saint Jean Chrysostome
ajoute : « Rien de plus ancien ni de plus «site au monde
que la méditation du péché. Demander la miséricorde,
implorer le pardon, a toujours été la voie la plus sûre
pour arriver à la perfection. »
Suivez cette voie, ô Chrétien, qui que vous soyez, ecclésiastique
ou séculier, docte ou ignorant, novice dans l'oraison, déjà
avancé en sainteté, ou même parfait; je vous le
dis : ne cessez jamais de pleurer vos péchés passés.
Que diront de ce conseil ceux qui, à peine échappés
au monde, à peine arrachés au vice, entrant à peine
dans le sentier de la vertu, oublient déjà leurs inclinations
perverses aussi bien que leurs péchés, et, oubliant en
même temps la crainte du juste Juge, vivent tranquilles comme
s'ils n'avaient jamais transgressé la loi?
Gerson raconte avoir vu des hommes qui ne pouvaient souffrir le souvenir
de leurs péchés ni les exhortations à la pénitence.
Ils prétendaient que ces sortes d'exercices étaient bons
seulement pour les mondains et les grands pécheurs, ou tout au
plus pour les commençants dans l'oraison. Quant à eux,
il n'était plus question que d'exercices sublimes, de ravissements,
d'oraison d'union, d'anéantissement dans l'abîme de la
divinité. Beaucoup parmi eux étaient des ecclésiastiques,
prélats élevés en dignités, riches de toutes
sortes de vertus et distingués par l'esprit de prière.
Mais parce qu'ils rejetaient la connaissance d'eux-mêmes et le
souvenir de leurs péchés, souvenir qui nous maintient
dans l'humilité et la crainte de Dieu, ils tombèrent,
peu à peu, dans une très grande confiance en eux-mêmes,
se laissèrent tromper par le démon et se perdirent.
Evitez leur malheur; persévérez dans le souvenir de vos
péchés et enfoncez-vous de plus en plus dans l'humilité.
Tenez aussi pour certain que vous n'aurez médité utilement,
progressé dans l'oraison, la vie spirituelle et la complaisance
du Seigneur qu'autant que vous serez plus humble à la fin de
votre prière. Oui, le signe assuré d'une prière
vraiment sainte, la preuve que Dieu a opéré un bien dans
votre âme, c'est l'accroissement et la perfection de l'humilité.
On ne doit pas s'imaginer que la méthode que nous proposons soit
trop simple pour les parfaits ou incapables d'élever les âmes
à l'état de perfection. Au contraire : quiconque l'emploiera
avec constance, passera presque sans s'en apercevoir d'un degré
d'oraison à l'autre et arrivera, comme naturellement, au plus
élevé. Cette méthode, en effet, supprime l'écueil
qui empêche tant d'âmes d'arriver par une autre méthode
ou par une autre voie au plus haut degré de la contemplation
et de la vie spirituelle. Car il arrive malheureusement que beaucoup
de personnes s'attachent aux opérations naturelles de leur propre
entendement, qu'elles prennent pour des opérations divines, et,
qu'y trouvant une satisfaction, un contentement d'elles-mêmes
et de leur état, elles ne se mettent pas en peine d'aller plus
loin. Notre méthode, par sa simplicité même, met
à l'abri de cet écueil.
Comme le premier degré d'oraison consiste dans l'entretien cœur
à cœur avec Dieu, le second à converser avec lui
par un regard amoureux de l'âme et de tendres aspirations : le
troisième consiste dans la pure pensée et le souvenir
de Dieu. Cette pensée et ce souvenir ne doivent pas être
naturels, mais procéder d'une opération divine par laquelle
l'âme, au moment où cette opération se produit,
est mise en parfaite jouissance de Dieu. Elle n'a alors d'autre effort
à faire que de se maintenir le plus longtemps possible dans cette
pensée et ce souvenir, contemplant son Dieu par la foi, d'une
manière intime, et s'unissant à lui très étroitement.
Je ne m'occuperai pas de ce troisième degré ou oraison
d'union, de peur d'être l'aveugle qui conduit l'autre aveugle
et que nous ne tombions ensemble dans le précipice. Si une âme
était avancée jusqu'à ce point qu'elle n'offrit
plus aucun obstacle à l'action divine, et que cela lui fût
utile, Dieu l'introduirait pour ainsi dire de sa propre main dans cet
état. Mais si l'âme malgré ses efforts, demeure
toute la vie dans un état d'oraison inférieur à
celle des parfaits, qu'elle remercie Dieu de la grâce de persévérance
qui lui a été accordée et qu'elle ne mette en doute
ni la miséricorde de Dieu envers elle, ni son amour.